04-1 - Fumel - rue Isaac Casares - Hommage aux Républicains espagnols

 


Dans la tourmente de la première moitié du XXe siècle

La monarchie espagnole

Isaac Casarès Balduque, plus connu sous le nom de scène de « Luis » - chanteur dans l’orchestre Michel Claverie, nait le 6 juillet 1921 à Saint-Sébastien, dans le Pays basque espagnol. Alphonse XIII est au pouvoir. Un pouvoir qui gère de manière calamiteuse la situation sociale, économique et politique du pays. La grande majorité de la société espagnole, pour une grande partie rurale, souvent très pauvre et analphabète, subit l’arrogance d’une élite qui se complait à protéger ses privilèges. Malgré une légère embellie commerciale due à sa neutralité pendant la Première Guerre Mondiale, l’Espagne conservatrice et libérale ne veut pas se réformer ni répondre aux aspirations du peuple. L’instabilité politique mène, le 13 septembre 1923, au coup d’état du général Miguel Primo de Rivera. Le général établit une dictature militaire adoubée par Le roi. Il a le soutien d’une grande partie des élites et des partis politiques de tous bords. Le dictateur supprime les libertés et les droits fondamentaux. Cela favorise la croissance clandestine des partis républicains.

La vie de la famille Casarès est compliquée par l’engagement politique du père de famille. Il est représentant syndical et à ce titre il a été lock-outé pour fait de grève. Le lock-out est une grève patronale qui permet de fermer provisoirement une entreprise, pour signifier une fin de non-recevoir des revendications du personnel. C’est un moyen de pression efficace dans les conflits larvés. Le but est de casser les liens de solidarité qui pourraient exister entre les grévistes et les non-grévistes car dans ce cas ces derniers ne sont plus rémunérés. Au moment de la reprise du travail, l’employeur se réserve le droit de réembaucher qui il veut. De plus, les ouvriers considérés comme des meneurs du mouvement revendicatif, marqués à l’encre rouge, n’ont pratiquement aucune chance de retrouver un emploi. C’est la situation dans laquelle se débat le père d’Isaac. Il était typographe dans une imprimerie appartenant à la famille de Pio Baroja. Sans revenus, il vit de rares petits boulots ce qui oblige la mère d’Isaac à travailler comme poissonnière pour améliorer l’ordinaire. Les moyens de subsistance sont tels qu’Isaac aime à rappeler qu’il n’a connu le gout du jambon que lorsqu’il arrive à Fumel. Il fait partie d’une fratrie de neuf enfants dont quatre sont décédés en bas âge avant le début de la Guerre d’Espagne. Les maladies déciment les familles pauvres car elles n’ont pas accès aux services de santé. Il n’y a ni protection sociale ni sanitaire.

En 1930, Primo de Rivera, ayant échoué, présente sa démission. Le général Dámaso Berenguer lui succède. Peu après, il est remplacé par l'amiral Aznar qui pense que l’organisation d’élections, grâce au caciquisme, permettra de rétablir la situation politique. Le roi accepte la tenue d'élections municipales prévues pour le 12 avril 1931. Elles sont conçues pour être un plébiscite afin d’assurer la continuité de la monarchie. Mais le résultat est inverse. Il donne une victoire retentissante aux candidats républicains-socialistes dans les grandes villes et les capitales provinciales. Les manifestations organisées dans ces villes réclament l'instauration de la République démocratique et sociale. Le roi, pris au dépourvu, décide d’abandonner son pays pour se réfugier à Paris. Le 14 avril 1931, au soir, l’Espagne est Républicaine.

La république

A cette époque, la famille d’Isaac est installée dans le village côtier de Zarauz, à l’Ouest de Saint-Sébastien. Le jeune garçon a dix ans lorsque cet événement exceptionnel a lieu. Il marque à jamais sa mémoire. Dans les rues et sur les places des villes et des villages, la foule est en liesse et entonne un hymne républicain, « la Marsellesa » (des paroles en espagnol sur les notes de la Marseillaise française).

Agé de onze ans, Isaac quitte l’école publique pour aller travailler dans l’entreprise de son oncle maternel pour apprendre le métier de mécanicien. Parallèlement, il suit des cours du soir dans une école catholique privée. A la maison, la discipline est stricte dans le respect des règles. A table, il est interdit aux enfants de parler en présence des adultes.

la Seconde République est à l’origine d’un grand bouleversement politique et social, marqué par une radicalisation notable de la gauche et de la droite. Elle s’explique par l’attente à gauche, de profondes transformations structurelles du pays au bénéfice du peuple et du côté de la droite par un raidissement conservateur autour de leurs avantages. Ce clivage laisse peu d’espace aux dirigeants modérés. Au cours des deux premières années, une coalition de partis républicains et socialistes entreprend les réformes jugées indispensables. La République se dote d’une constitution le 9 décembre 1931. Elle instaure l’autonomie régionale (Basques et Catalans), le suffrage universel et le droit de vote des femmes, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’Ecole laïque publique et gratuite y compris l’enseignement des langues régionales, la justice sociale et les libertés politiques et syndicales, la réforme structurelle de l’armée et une réforme agraire.

 Mais aux élections de 1933, la droite triomphe parce qu’une partie de la gauche ne s’est pas mobilisée, déçue par les résultats obtenus durant les deux années de gouvernement Azaña, plombé par la déferlante de la crise économique de 1929. Arrivée au pouvoir, la droite s’empresse de détricoter l’œuvre de la majorité précédente. Elle le fait d’une manière si intelligente que la crise politique qui en découle conduit aux élections législatives anticipées de février 1936. Elections que gagne le Frente Popular grâce à l’union des forces de gauche. C’est le moment tant attendu par les conspirateurs du haut commandement militaire appuyés par l’Eglise et les propriétaires terriens. Jusque-là, des officiers généraux et subalternes ont passé leur temps à organiser quelques coups de force pour tenter de renverser la République. Ils considèrent que la victoire du Front Populaire représente une menace mortelle pour la société qu’ils imaginent. Ils se considèrent comme le bras armé de l’Eglise et du Capital. Dès le 8 février 1936, ils fomentent un soulèvement militaire. Puis ils préparent celui qui aboutit à la tentative de coup d’état manqué des 17 et 18 juillet 1936.

Le coup d’état et la Guerre d’Espagne

Au moment du coup d’état des généraux félons, Isaac a tout juste quinze ans. Son père est encarté au parti Izquierda Republicana, implanté à Saint-Sébastien en 1934. Lorsque les militaires se soulèvent, son père est fait prisonnier par les putschistes et enfermé à la caserne de Loyola. Si Saint-Sébastien constitue un des points clés dans le dispositif de conquête des rebelles, ceux-ci n’atteignent pas leur but du fait de dissensions importantes entre conspirateurs. Ainsi, au bout de quelques jours, les républicains rétablissent la situation à la suite de combats autour de la caserne de Loyola et du casino de Saint-Sébastien. Libéré au cours de ces opérations, le père d’Isaac s’engage dans le Bataillon Azaña, du nom du président de la République espagnole, Manuel Azaña. Chaque courant républicain possède ses propres unités combattantes qui portent le nom d’une personnalité emblématique du mouvement. Outre Izquierda Republicana, on trouve au sein des milices républicaines, des anarchistes, des communistes, des radicaux et des socialistes.

Le 20 août 1936, Isaac, malgré son jeune âge, s’enrôle dans la même unité que son père. Aucun de ses parents ne lui reproche ce choix. Un de ses frères aînés est déjà dans la police municipale, laquelle prend le parti de la République. Toute la famille Casarès est révoltée par le comportement criminel de l’arrière garde franquiste. Le nettoyage des opposants politiques commence dès que le moindre village est conquis. Tous ceux qui appartiennent à un parti de gauche ou expriment quelque sympathie républicaine sont emprisonnés, torturés et un grand nombre disparait, une nuit, à l’occasion d’une promenade forcée, le long d’une route de campagne.

Le premier souvenir de milicien qui vient à l’esprit d’Isaac concerne la mission qui consiste à monter la garde devant le bâtiment qui sert de caserne à son bataillon à Saint-Sébastien. Armé d’une carabine, il se sent envahi par un sentiment de toute puissance, capable de renverser toutes les adversités. Il est encore un gamin, inconscient des enjeux et surtout des risques encourus. Au début du conflit, les confrontations avec les rebelles sont sporadiques. Mais l’intensité des combats devient de plus en plus intense avec la montée en ligne des troupes Requetes (les Carlistes) venues de Navarre pour occuper Irun et prendre Saint-Sébastien en tenaille. Isaac subit le baptême du feu au-dessus de Mondragon, à Las Peñas de Udala, au moment d’un des combats les plus violents, ponctué de bombardements de l’artillerie adverse. En raison de son jeune âge, Isaac est affecté à l’intendance. Responsable d’un mulet, il doit ravitailler les combattants dans les tranchées situées à flanc de montagne. Depuis les cuisines, situées à l’arrière, il mène son mulet, chargé de rations alimentaires, vers la ligne de front. Pour se protéger des balles, il se cache derrière son compagnon d’infortune. Quand il effectue sa première mission, le sifflement des balles et l’intensité des explosions d’obus lui font comprendre que la vie ne tient qu’à un fil. L’émotion le submerge et il pleure toutes les larmes de son corps en se demandant ce qu’il est venu faire dans cette galère.

La première retraite

Le courage extraordinaire des forces républicaines, mal équipées, ne suffit pas face au rouleau compresseur nationaliste assisté de l’aviation allemande et de l’artillerie italienne. Après la perte de Saint-Sébastien, le 12 septembre 1936, les troupes républicaines vont d’échec en échec et reculent vers l’Ouest. Au moment de la perte de Bilbao, le 18 juin 1937, la mère d’Isaac, inquiète pour son fils, demande qu’il soit retiré des zones de combat. Il est alors affecté à une usine de mécanique montée en toute hâte à Cabezon de la Sal dans la province de Santander. Cette usine travaille pour le compte de l’armée républicaine.

La zone contrôlée par la République entre la cordillère cantabrique et l’océan se réduit comme peau de chagrin. De village en village perdus, Isaac se retrouve dans les Asturies. Là, sur les hauteurs dominant Oviedo, enterré dans les tranchées, il subit les mitraillages incessants des avions allemands. La chute des Asturies provoque un « sauve qui peut » généralisé parmi les miliciens et les civils restés fidèles à la République. Une soixantaine de bateaux ancrés dans les ports de Gijón, Avilés et Luanco recueillent environ 12 000 personnes à leur bord. Isaac, contrairement à son père, réussit à embarquer dans un port à l’Ouest de Gijón (probablement Luanco), à bord d’un charbonnier anglais vers le 20 octobre 1937. Avant de gagner la haute mer, ces navires doivent déjouer le blocus de la marine franquiste. Composée de trop peu d’unités, elle ne parvient pas à dérouter la totalité des navires. Certains profitent de la nuit pour tromper la vigilance franquiste et repartent en direction des ports français de la façade atlantique. D’autres ont moins de chance et sont coulés. Mais les plus nombreux de ces bâtiments sont de petites embarcations de type bateau de pêche. Ils ne réussissent pas à franchir le barrage. Et sous l’injonction de la marine rebelle, ils sont déroutés vers les ports de la côte galicienne où leurs occupants sont immédiatement arrêtés et triés. Les premiers à être identifiés disparaissent définitivement. Les autres sont enfermés dans les camps de concentration comme Cedeira, Rianxo, Muros de Noya et Camposancos. Ils sont ensuite traduits devant les tribunaux militaires pour être condamnés à mort ou à de lourdes peines de prison.

Finalement, le bateau qui transporte Isaac échappe à la nasse franquiste. Débarqué à Saint-Nazaire, Isaac échoue en Vendée, à la Roche-sur-Yon. Après avoir repris quelques forces, il est mis à bord d’un train à bestiaux, à destination d’un hôpital à Villeneuve-sur-Yonne, en Bourgogne. Puis, toujours dans un wagon à bestiaux, il part pour la frontière catalane. Son point de chute final se situe à Sant Sadurni d’Anoia, dans la province de Barcelone. Dans un atelier du camp républicain, il travaille à la construction de véhicules blindés légers et à la réparation de chars russes.

Lorsqu’en novembre 1938, les franquistes submergent par l’Ouest les forces républicaines, la Retirada commence pour Isaac. Il se replie vers le Nord en déplaçant de ville en ville son atelier de réparation de matériel militaire. Il passe ainsi par Sabadell, Vic, Vendrell et franchit la frontière française le 6 février 1939. Depuis la veille, le gouvernement radical-socialiste autorise enfin les civils de sexe masculin et les miliciens à se réfugier en France. Les femmes, les enfants, les vieillards et les blessés ont été autorisés à le faire depuis le 28 janvier. Quand la frontière est refermée le 9 février, plus de 470 000 Espagnols ont quitté la catalogne espagnole.

A cet instant, Isaac et ses compagnons sont persuadés qu’ils vont pouvoir repartir au combat. En effet, Madrid et Valence résistent toujours. Ils imaginent alors qu’il leur sera facile de repartir par la mer vers le Sud de l’Espagne. Leur avenir va être tout autre. Dès qu’ils franchissent la frontière, les hommes sont désarmés, mis en colonne sous la garde des spahis à cheval aux cris de « Allez ! Allez ! ». Ils descendent les contreforts des Pyrénées vers Le Boulou pour être redirigés vers Argelès-sur-Mer.

Les barbelés entourent déjà la plage qui sert de lieu de concentration. Seul le côté mer n’est pas clôturé. Il n’y a aucun moyen de se protéger de la Tramontane qui à cette époque de l’année est très froide. Le sable se soulève et pique la peau sous la violence des rafales. La pluie vient ajouter son grain. Le premier réflexe pour échapper aux bourrasques consiste à creuser un trou dans le sable humide puis à se couvrir avec la capote militaire qu’on a bien voulu leur laisser. Pour se protéger plus efficacement ils sont obligés d’aller récupérer des roseaux dans le marécage voisin. Les prisonniers les installent face au vent et tentent de former un abri rudimentaire. Reste à résoudre le problème de l’approvisionnement en eau et en nourriture.

Les autorités françaises leur fournissent des pompes à main qu’ils plantent dans le sable afin d’atteindre la couche aquifère. Pour alimenter le camp en pain, la boulangerie de l’armée française est mise à contribution. Elle fabrique des miches de deux kilogrammes qui arrivent par camions entiers dans le camp. La ration par prisonnier est calculée sur la base d’une miche pour vingt-quatre personnes. Comme la ration est insuffisante et que le contrôle de la distribution ne peut pas être très rigoureux, les détenus tentent d’obtenir plus de pain en trichant dès que possible. Le reste des repas est tout aussi problématique. La ration de soupe est le plus souvent composée d’eau chaude dans laquelle baignent quelques petits pois.

Les conditions climatiques et la mauvaise nourriture concourent à l’affaiblissement des plus fragiles. De nombreuses personnes souffrent de maladies respiratoires. A cela s’ajoute le manque total d’hygiène. Il n’y a pas de latrines. Chacun doit se soulager au bord de l’eau. Les bactéries pathogènes remontent vers les prises d’eau des pompes et infectent les internés. La dysenterie fait des ravages. Chaque matin, des charrettes sillonnent le camp pour récupérer les cadavres.

Isaac quitte Argelès-sur-Mer fin mars ou début avril 1939 pour aller au camp de Bram dans l’Aude. Construit dès fin février, en trois semaines, ce camp de concentration dispose de cent-soixante-cinq barraques Adrian. Ici règne l’ordre. Fini l’improvisation et le chaos des premiers jours d’Argelès. Les allées sont tracées au cordeau, les baraques parfaitement alignées, le drapeau français flotte, les miradors et les barbelés sont la preuve que tout est sous contrôle.

Si les conditions de vie sont un peu moins pires qu’à Argelès, il y a maintenant des baraques pour se protéger des intempéries, le couchage se fait encore à même le sol sur une litière de paille. Les détenus ne sont pas livrés à eux-mêmes comme à Argelès. Ils sont regroupés en compagnies de travail. Chaque baraque correspond à une compagnie. Elles sont envoyées sur des chemins et les routes où les internés doivent casser des cailloux avec de petites masses.

La qualité de l’alimentation pose toujours un problème majeur. Heureusement pour Isaac, une boulangerie militaire est montée en gare de Bram. Il se joint aux équipes de corvée de bois qui, la nuit, alimentent les fours à pain. Ce travail lui permet de manger du pain à volonté.

Malheureusement, au mois d’octobre 1939, un ennui de santé le contraint à être hospitalisé à Castelnaudary pour subir une opération chirurgicale. Sa convalescence a lieu dans une salle commune en compagnie d’une quarantaine d’autres réfugiés espagnols. Au début, le nettoyage des locaux et la vaisselle aux cuisines, sont assurés par le personnel de l’hôpital. Mais pour des raisons d’économie, la direction de l’établissement décide de confier la plonge aux patients. Quand vient le tour d’Isaac et d’autres compagnons, ils refusent. Ils estiment que ce ne sont pas les convalescents qui doivent pallier les vicissitudes économiques. Immédiatement, quatre gendarmes déboulent pour arrêter les grévistes. Conduits au poste, ils passent deux jours en cellule en vue de leur transfert au redoutable fort disciplinaire de Collioure avec le risque réel d’être remis aux autorités franquistes. Heureusement, une infirmière, compagne de l’interprète, convainc le responsable de la gendarmerie de privilégier l’envoi à Septfonds plutôt qu’à Collioure.

Pendant ce temps, une annonce circule dans le camp de Bram. Elle fait savoir que le camp de concentration de Septfonds dans le Tarn-et-Garonne recherche des ouvriers métallurgistes. Dans cette même annonce, il est demandé aux internés ayant travaillé dans la métallurgie de se faire connaître. Ce recrutement est motivé par la déclaration de guerre à l’Allemagne. Elle a mobilisé les ouvriers d’usine sur la ligne de fortifications du Nord-Est de la France. Et les industriels français sont à la recherche de main-d’œuvre de substitution. La loi et le décret de la IIIe République relatifs à l’obligation faite aux réfugiés de sexe masculin, âgés de plus de dix-huit ans et de moins de soixante ans, de se soumettre à l’effort de guerre, autorise le camp de Septfonds à créer un atelier de sélection de travailleurs étrangers. Il s’agit de les sélectionner par le biais d’un essai de mécanique afin que chaque industriel intéressé puisse faire son choix.

Le départ vers la SMP de Fumel

Puisque Isaac est ajusteur, il passe l’essai d’ajustage. Après la validation de son essai par le chef du personnel de l’usine SMP de Fumel, Isaac est convoqué le 12 décembre 1939 à une visite médicale dont le seul but est de vérifier qu’il n’est pas victime de la gale. Le lendemain, en compagnie d’un groupe d’Espagnols, Isaac part à pied et sous la neige pour la gare de Caussade où il prend le train pour Fumel via Cahors. Il fait partie du troisième convoi à destination de ce lieu. Sur le même modèle de sélection, Septfonds fournit en main-d’œuvre bon nombre d’autres usines en France.

Arrivés à Fumel, les Espagnols sont logés dans l’enceinte de l’usine. Ils couchent dans des magasins désaffectés ou dans des wagons à bestiaux auxquels les roues ont été remplacées par des pilotis. Quatre lits sont disposés dans chaque wagon sans aucun autre aménagement particulier.

Les Compagnies et les Groupements de Travailleurs Etrangers (CTE/GTE)

Isaac estime que le nombre d’Espagnols travaillant à la SMP, au cours de la Drôle de Guerre, doit avoisiner les 450 personnes. Il précise qu’à cette époque, il n’a pas conscience d’appartenir à une quelconque Compagnie de Travailleurs Etrangers (CTE) alors que l’on en compte des centaines partout en France.

Les CTE instaurées par la IIIe République française, et plus tard les GTE de Pétain, sont une réplique sur le territoire métropolitain des méthodes de travail forcé pratiquées par la France dans ses colonies pendant l’entre-deux-guerres. Elle n’est pas la seule à en faire usage. C’est aussi le cas des Britanniques en Afrique du Sud, des Allemands en Namibie, de Staline dans les grands chantiers de l’URSS. Puis pour endiguer la déferlante du chômage de masse provoquée par la crise de 1929, les pays occidentaux adoptent cette même politique sur leur territoire métropolitain. La pratique est tellement répandue que le 10 juin 1930 l’Organisation Internationale du Travail (OIT) est amenée à adopter une convention destinée à « supprimer l’emploi du travail forcé ou obligatoire », considéré comme une atteinte grave aux droits de l’homme. La France va louvoyer jusqu’au 24 juin 1937, date à laquelle le Front Populaire ratifie enfin la convention sans réussir à arrêter sa pratique dans les colonies. De retour au pouvoir, la droite conservatrice française revient sur cette disposition au nom du « redressement national » (sous-entendu, la gauche du Front Populaire a ruiné la France et il faut remettre le pays au travail).

En France, les tensions internationales facilitent la promulgation de la loi du 18 juillet 1938. Elle encadre « l’organisation générale de la nation pour le temps de la guerre ». De ce fait, elle instaure le principe de la réquisition pour les Français et les ressortissants français de sexe masculin âgés de plus de 18 ans.  Le décret du 20 mars 1939 étend la loi du 18 juillet 1938 aux réfugiés politiques espagnols. Enfin, le décret Daladier du 12 avril 1939 inclus tous les étrangers bénéficiaires du droit d’asile. Cette législation rend possible le lien entre la réquisition et le travail forcé. Le cadre statutaire des CTE est fixé par le décret du 27 mai 1939. On retrouve dans ces compagnies les ingrédients du succès économique du travail forcé en Afrique colonisée : la prestation militaire, les travaux agricoles et les grands travaux publics auxquels est ajoutée la réquisition de la main-d’œuvre étrangère réfugiée en France.

Cette politique du travail forcé de la République finissante est reprise par Vichy en septembre 1940 avec la création des Groupements de Travailleurs Etrangers (GTE). A Fumel, le GTE 505 et en moindre mesure le GTE 308 (dit des Palestiniens en raison de la présence de Juifs), regroupent les travailleurs réfugiés, espagnols en majorité mais aussi les réfugiés d’autre pays.

Les Républicains espagnols savent d’expérience que les pouvoirs d’extrême droite ne peuvent se perpétuer que par la prédation des biens et des personnes. La coercition qu’ils supportent dans les GTE sera, tôt ou tard, appliquée aux Français. C’est le sens des affichettes qu’ils placardent dans les rues fuméloises. Effectivement, Vichy reprend, en 1942/43, la même ficelle. Grâce à la réquisition des Français de sexe masculin, nés entre 1920 et 1922, il crée le Service du Travail Obligatoire au bénéfice de l’Allemagne.

Continuer la lutte

Ce qui frappe l’esprit d’Isaac, c’est la différence appréciable qui existe entre les camps de concentration et l’usine : à la SMP, il mange de vrais repas à la cantine de l’entreprise.

Après avoir passé un nouvel essai pour confirmer sa qualité d’ajusteur, Isaac est affecté au montage de la nouvelle chaine de moulage de tubes par centrifugation de la fonte dont Pont-à-Mousson, propriétaire de la SMP, a acquis le brevet.

Leur liberté de circulation est restreinte. Munis d’un laisser-passer, les Espagnols sont autorisés à circuler dans un périmètre très précis et doivent rentrer avant neuf heures du soir. Ils ne peuvent pas aller au-delà de la barrière de la gare de Libos ni vers le village de Condat. Le fait de franchir la limite est considéré comme une tentative de désertion. La sanction est immédiate ainsi que le départ pour un camp disciplinaire du style de celui du Vernet d’Ariège.

Le 25 décembre 1939, avec quelques camarades, Isaac se rend au bal organisé à l’hôtel de France, situé à l’angle des actuelles avenue Thiers et rue de la République. N’ayant reçu de la part de son employeur qu’une avance de cinq francs pour acheter des timbres pour écrire à sa famille, il se présente dans les guenilles qui lui servent de vêtement. Mais Isaac a dix-huit ans, il est beau et son charme naturel fait succomber Antonia, une belle jeune fille issue de la diaspora économique polonaise. Ils entreprennent une relation amoureuse sans échange verbal, ils ne parlent pas la langue de l’autre. Ils se marient en 1942 et auront une vie commune durant cinquante-six ans ainsi que deux enfants.

Parallèlement, la vie besogneuse continue. La SMP fabrique des obus pour l’armée française. L’armistice du 22 juin 1940 entraîne l’arrêt de la production d’obus et le 5 juillet suivant, la direction de l’usine fait savoir que le lendemain, les Espagnols devront se rendre à la gare de Fumel pour repartir vers le camp de concentration de Septfonds.

Quelques jours plus tard, Isaac reçoit, au camp de Judes à Septfonds, la visite du frère d’Antonia. Il est venu à vélo depuis Fumel pour lui dire combien sa sœur se morfond. Isaac décide de s’évader du camp et de retourner à Fumel en compagnie de son futur beau-frère. A deux sur le vélo, ils parcourent cent kilomètres avec la crainte d’être arrêtés par les gendarmes. Caché pendant quinze jours dans la cave de la famille d’Antonia par peur du gendarme, il peut enfin sortir au grand jour quand Antonia apprend par la bouche des gendarmes qu’il n’y a pas d’avis de recherche au sujet d’Isaac. Son renvoi au camp est le seul fait de la SMP. Isaac est donc libre de ses mouvements.

Il trouve un emploi comme manœuvre à l’usine en travaillant pour le compte d’entreprises prestataires comme Bergon. Cette situation perdure jusqu’en octobre 1942, date à laquelle la SMP, devenue SMMP entre-temps, le réintègre dans ses effectifs. Le salaire que perçoit Isaac, comme tous les autres Espagnols, est au même niveau que celui des ouvriers français. Mais depuis la loi de septembre 1940, promulguée par Vichy, tous les travailleurs étrangers doivent être rattachés à un Groupement de Travailleurs. A Fumel, le GTE le plus important est le 505 dont le siège est installé dans un immeuble situé dans le quartier du Passage. Tous les mois, les travailleurs sont obligés d’aller pointer dans les locaux du GTE pour proroger leur carte d’appartenance au groupement. La seule preuve d’identité leur est fournie par un laisser-passer octroyé par la SMMP.

La production de l’entreprise est maintenant destinée à l’armée allemande. Elle continue donc à fabriquer des obus. Pendant ce temps, beaucoup de républicains espagnols s’organisent clandestinement autour de la Union Nacional de España (UNE). La UNE fait circuler sous le manteau des tracts appelant à l’union de tous les Espagnols dans le but de préparer le renversement du régime franquiste en place en Espagne, après que le nazisme et le fascisme soient abattus. Des affichettes destinées à sensibiliser la population locale sont apposées dans les principales rues du fumélois. Dans l’usine, une résistance passive se met en place à laquelle participent les Espagnols. Elle s’emploie à perturber la fabrication par le sabotage. Dans ce but, les noyaux des obus sont légèrement détériorés manuellement, ce qui empêche la bonne coulée du métal et la mise au rebus de la pièce.

Pour sa part, Isaac a derrière lui un passé de militant aux Jeunesses Socialistes Unifiées de Catalogne et au Parti Communiste Espagnol. A l’usine de Fumel, il continue son engagement politique en participant aux réunions clandestines de la UNE, en compagnie de Gallardo, Iginio Fernandez et de Ramon Gonzalez. Fin 1943, au moment où les maquis prennent de l’importance, Cueto et Mazas, deux Républicains espagnols, deviennent des agents de liaison entre les maquis et la résistance intérieur de l’usine.

Régulièrement, les Allemands viennent dans l’usine pour contrôler la production des obus. Isaac se méfie de ce que peut signifier son prénom pour un Allemand. Il se tient sur ses gardes. Chaque fois qu’une visite est annoncée, il est prévenu. A bord d’une barque, il traverse le Lot et attend sur l’autre rive que la femme de son contremaître lui dise que le danger est écarté et qu’il peut retourner sur son lieu de travail. Il se souvient aussi des efforts déployés par les Allemands en vue de recruter des Espagnols pour aller travailler sur le Mur de l’Atlantique. Ils organisent des réunions d’information au cinéma du Passage pour inciter les ouvriers à rejoindre l’organisation Todt.

Dans la Résistance

La pression devient trop grande. La présence d’agents de Vichy et de la gestapo parmi le personnel de l’usine fait courir le risque d’une dénonciation. L’approche d’un débarquement allié sur les côtes françaises devient imminente. C’est l’heure de passer à l’action contre l’occupant et les forces de répression de Vichy. Malgré qu’il soit marié et père d’un garçon d’un an, Isaac décide de partir combattre dans les maquis.

En mars 1944, il rejoint une unité du maquis FTP-MOI « Carlos » à Saint-Martin-le-Redon, dans le Lot. En compagnie de ce maquis, Isaac participe à une opération à la sortie d’un tunnel ferroviaire sur la ligne Agen-Périgueux. Alerté par les cheminots de la SNCF qu’un convoi allemand va circuler, le groupe organise une embuscade près de Penne-d’Agenais.

Puis Isaac passe dans le groupe FTPF de René Coustellier dit « Soleil », à Belvès en Dordogne. Il devient alors le chauffeur personnel de Coustellier. Ce dernier, communiste venant des Bouches-du-Rhône, manifeste sa confiance dans l’efficacité des Républicains espagnols en leur confiant des postes importants dans son maquis. Les Espagnols sont chargés de la sécurité du chef et de celle des campements. Ils sont chargés de la formation militaire des nouvelles recrues qui abondent depuis que les gendarmes pourchassent les réfractaires au Service du Travail Obligatoire (STO). Les embuscades contre les Allemands et les opérations de représailles contre la milice et les collaborateurs vichystes sont souvent confiées aux Espagnols.

La plus importante opération à laquelle participe Isaac est l’attaque de la banque de France à Villeneuve-sur-Lot en juin 1944. La récupération d’armes et de munitions est cruciale pour les maquis FTPF, tenus à l’écart des parachutages depuis Londres par les Britanniques ou depuis Alger par les Gaullistes. Mais la nécessité de disposer de moyens financiers est vitale. Le préfet des maquis de Dordogne, Maxime Roux exprime le besoin urgent de trouver des fonds pour pouvoir garantir les approvisionnements alimentaires des maquisards. Dans ce sens, le groupe Soleil planifie une expédition à la banque de France de Villeneuve-sur-Lot. Quatre actions sont mises sur pied. La première fait diversion en direction du siège départemental de la Milice pétainiste au château Ferron, près de Tonneins. La seconde positionne un maquisard parlant allemand au central téléphonique de Villeneuve-sur-Lot pour neutraliser une demande éventuelle d’aide par la milice villeneuvoise. La troisième attaque le bar Saint-Michel, siège de la milice locale dans laquelle est impliqué Isaac. Et enfin la dernière attaque la banque. En une demi-heure, tous les sacs de billets sont chargés sur les camions des maquisards qui partent aussitôt pour Belvès. D’après Isaac, cet argent a aussi servi à faire vivre les familles des maquisards, laissées sans ressources après le départ dans la clandestinité du combattant de l’ombre. Les archives de la banque de France gardent une trace de ce casse sous la forme d’un bon officiel de réquisition de fonds.

La Libération

En tant que chauffeur de Coustellier, Isaac écume une bonne partie de la Dordogne pour suivre les opérations de libération du territoire, à la poursuite des Allemands. A ce titre, il participe à la libération de Périgueux, aux combats de la vallée de l’Isle, à la libération d’Angoulême, de Bordeaux. Lorsque le groupe Soleil est intégré dans le 108e régiment d’infanterie, il se retrouve avec son chef devant la poche de la Rochelle où sont retranchés les derniers Allemands. A la fin de l’automne 1944, il est proposé aux hommes du groupe Soleil, comme à tous les résistants, de s’engager pour le restant de la guerre, Coustellier demande aux Espagnols de rentrer dans leurs foyers. D’après lui, les Espagnols en ont assez fait, la continuation de la guerre devient l’affaire des Français. Isaac choisit le retour à Fumel.

Le 5 janvier 1945, Isaac est démobilisé à la caserne de Périgueux. Revenu à Fumel, il réintègre l’usine. Comme beaucoup de ses compatriotes réfugiés en France, il garde le secret espoir que la victoire des Alliés, provoque par ricochet la chute de Franco. L’espoir est vite déçu. Au cours du mois d’octobre 1944, trois à quatre milliers de guérilleros espagnols, rassemblés par la UNE et sous la direction du lieutenant-colonel FFI Vicente López Tovar, traversent la frontière par le Val d’Aran. Seulement équipés d’armes légères, la défaite est inévitable sans le soutien de la population locale et face aux cent mille hommes dépêchés par Franco. La suite des événements illustre l’isolement dans lequel se retrouvent les exilés espagnols : De Gaulle reconnaît officiellement le régime franquiste et la guerre froide naissante les fait passer du statut de résistants victorieux de la barbarie nazie à celui de parias, ennemis du monde libre.

La presque totalité de la presse française les accuse d’être la cinquième colonne de Moscou. En effet, les Renseignements Généraux répandent l’idée que les caches d’armes découvertes le long des Pyrénées, destinées à soutenir la guérilla antifranquiste en Espagne vont en réalité être utilisées pour attaquer les démocraties occidentales. Le point culminant de cette ostracisation a lieu au cours de l’opération « Boléro-paprika » en septembre/octobre 1950. Lancée par le gouvernement français, au moment de la Guerre de Corée, elle permet de déporter plus de cent-soixante-dix militants communistes espagnols vers la Corse et le Sud Algérien. Pendant des semaines, pour échapper à une éventuelle arrestation, Isaac quitte sa famille et se cache la nuit venue dans des granges aux environs de Bonaguil. Une fois la crise passée, il reprend une vie normale et obtiendra même la nationalité française à la fin des années 50.

Devenu Français, il peut revenir en Espagne pour rendre visite à son frère. Ce dernier a été capturé par les franquistes et condamné à cinq ans de travaux forcés. Pour purger sa peine, il a été interné au fort San Cristobal près de Pampelune. Les travaux forcés terminés, il continue à vivre sous la surveillance étroite des franquiste à Alcañiz au Sud de Saragosse.

Après avoir été mis en longue maladie pour des problèmes pulmonaires, Isaac s’emploie à transmettre la mémoire du combat des Républicains espagnols pour défendre les valeurs humanistes de la démocratie et celui de la Résistance franco-espagnole pour abattre les régimes nazis et fascistes. Isaac nous a quitté en août 2017 à l’âge de 96 ans.

 

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