08 - Ste-Livrade - La Poudrerie


  

Des Républicains espagnols à la poudrerie de Sainte-Livrade

Au milieu des années 1930, des bruits de bottes se font entendre outre-Rhin. Pour prendre en compte les risques d’une éventuelle guerre, un vaste projet de construction de plusieurs poudreries prend forme au sein du gouvernement. Les décrets-lois de Pierre Laval et d’Edouard Daladier en octobre 1935 matérialisent l’intention en identifiant une parcelle de 6 ha au lieu-dit «Moulin du lot» à Ste-Livrade, pour accueillir les premiers travaux.

L’idée de départ consiste à multiplier la capacité de production en produits explosifs. Il faut donc identifier des lieux situés loin de la frontière allemande. Dans le Sud-Ouest de la France, il existe déjà un établissement de ce type : la Poudrerie Nationale de Bergerac créée en 1917.

Il n’est pas possible d’augmenter de façon significative la capacité de production bergeracoise à cause des énormes quantités d’eau nécessaires.  La plaine située dans la vallée du Lot, entre Casseneuil et Sainte-Livrade présente les mêmes caractéristiques que celles de la Dordogne à Bergerac. Il existe, à cet endroit, un vaste espace plat, près du cours d’eau et voisin de la voie ferrée Penne d’Agenais/Tonneins et Villeneuve-sur-Lot/bergerac. Les autorités françaises imaginent alors l’édification d’une annexe de Bergerac, comprenant des bâtiments à usage industriel et d’autres à usage d’habitation pour le personnel. L’emprise au sol de l'usine et de ses dépendances est répartie sur les communes de Bias , Casseneuil, Villeneuve-sur-Lot, et surtout Sainte-Livrade-sur-Lot.

Plus de 60 exploitations agricoles, situées entre Casseneuil et Sainte-Livrade, sont frappées par un ordre immédiat d’expropriation. Ce n'est qu'en octobre 1939 que les agriculteurs et autres propriétaires terriens apprennent qu'à compter du 1er novembre 1939, ils perdront leurs terres. Mais apparemment, personne, sur place, ne connait la destination finale des quelques 420 hectares réquisitionnées.

La colère des expropriés est à la mesure du nombre d’hectares très fertiles annexées par l’Etat. Dans l’ignorance de la finalité de l’opération, ils finissent par supputer l’implication du sénateur-maire radical-socialiste de Sainte-Livrade, Gaston Carrère, décédé en juillet 1936. Ce dernier aurait promu ce projet afin de donner à sa région un boom économique sans précédent grâce à l'industrialisation. Il aurait, ainssi, apporté des recettes fiscales élevées à sa commune grâce aux 2 000 emplois envisagés à terme.

Au total, 6 lieux sont retenus pour le projet (les surfaces citées ci-dessous concernent seulement l’espace réservé à l’hébergement du personnel) :

1.     
Le lieu-dit du Moulin du Lot, au Nord de Sainte-Livrade (terrain de 8 ha. Le seul camp situé sur le site de la Poudrerie – vue aérienne des années 1950 - IGN) ;

2.      La future poudrerie de Sainte-Livrade ;

3.     
Le lieu-dit de la Glaudoune à Casseneuil (actuelle Cité Belle Rive), en limite Nord du site de la Poudrerie (vue aérienne des années 1950 - IGN) ;Le camp de la Gare (15 ha), aussi appelé Camp de Casseneuil (actuelle zone industrielle) au lieu-dit de Sauvaud à Casseneuil ;

4.     
Le lieu-dit Astor à Bias (12 ha - vue aérienne des années 1950 - IGN) ) ;

5.     
Le lieu-dit Carrère (4 ha), au bas de Pujols, à Villeneuve-sur-Lot.

Le site proprement-dit de l'usine s'étend entre le camp d'internement du Moulin du Lot, installé au Nord de Sainte-Livrade et le lieu-dit de la Glaudoune, le quartier actuel de la Cité Belle Rive, à Casseneuil (3 sur le plan).

Les expropriations achevées, un bureau qui regroupe les entreprises attributaires du chantier s’installe à Sainte-Livrade. Il tente de recruter par voie de presse des manœuvres, des maçons, des cimentiers, des mécaniciens, des terrassiers…

Sur un peu plus de 420 hectares, outre 600 bâtiments, il est prévu d’implanter un champ de tir, une station de pompage, un réseau de canalisations et 25 km de voies ferrées pour relier le tout. Dès la fin du mois d’octobre 1939, les premiers travaux débutent avec une main-d’œuvre locale, mais l’entrée en guerre de la France, le 3 septembre 1939, retire les ouvriers mobilisables, envoyés vers le Nord-Est du pays. Pour compenser cette perte, la France dispose, non loin de là, d’une immense réserve de travailleurs, taillable et corvéable à merci. A cette époque, à Septfonds, dans le département du Tarn-et-Garonne, il existe un camp de concentration dans lequel, dans des conditions honteuses, des exilés étrangers dont plus de 16 000 Républicains espagnols croupissent dans des champs entourés de barbelés sous la surveillance de gardes mobiles et de gendarmes.

En effet, après l’arrivée, en France, de 500 000 Républicains espagnols chassés de leur pays par la féroce répression franquiste, le gouvernement français, par le décret du 12 avril 1939, créé les CTE[i] (Compagnies de Travailleurs Étrangers) pour employer à bon compte cette main d’œuvre quasi gratuite dans l’agriculture, la foresterie, et la construction d’infrastructures comme des barrages hydroélectriques ou la Ligne Maginot.

Dans le Livradais, sur les 5 000 travailleurs présents sur les chantiers, plus de 3 500 sont des Républicains espagnols « recrutés » dans le camp de Septfonds. Ils quittent le camp de Judes, à pied, pour monter dans des trains à la gare de Borredon. Ils arrivent dans le villeneuvois vai Cahors et Penne d’Agenais.  Regroupés en 14 Compagnies de Travailleurs Étrangers, ils sont d’abord logés dans des wagons et des abris de fortune. L’Armée leur demande de commencer par la construction des 5 camps destinés à les héberger.

Les conditions de vie de ces Républicains espagnols travaillant pour ce projet pharaonique ne sont guère différentes de celles qu’ils ont supportées au camp de concentration de Septfonds, ou à Argelès-sur-Mer et ailleurs. Employés par l'État et commandés par les militaires, la main-d’œuvre espagnole travaille dix à douze heures par jour. Le salaire, dérisoire, est ponctionné pour assurer leur entretien. Entretien qui se limite souvent à la seule fourniture de chaussures. Leurs vêtements sont ceux avec lesquels il sont arrivés des camps de concentration. Leurs camps sont des prisons à ciel ouvert. Logés à 250 par baraque, sans aucune commodité. Pour leur hygiène, il y a un seul point d’eau et des toilettes au bout de chaque baraque. Besogneux et économes, ils réussissent à disposer d’assez d’argent pour acheter quelques vêtements dans les commerces locaux (quand ils sont autorisés à sortir de leur camp-prison), parce que la générosité des habitants n’est pas suffisante.

Les 14 CTE disposent d’une cuisine et d’une cantine par compagnie. Mais la qualité et la quantité de nourriture n’est pas au rendez-vous pour ces travailleurs de force. L’origine sociale de ces exilés est très diverse. Tous ne sont pas capables d’endurer ces conditions de survie. Certains complètent leur ration avec des herbes et des fleurs sauvages commestibles, ou de petits animaux sauvages, et aussi avec les épluchures de légumes.

Au début, la discipline est moins strictement réglementée dans les camps de Bias et de Casseneuil. Des possibilités limitées sont offertes aux Espagnols. Le dimanche après-midi, les hommes peuvent échapper à l’univers concentrationnaire en allant déambuler dans les lieux publics des villages voisins des camps. Très vite la presse locale, voire régionale, rapporte des incidents mineurs, mais qui exacerbent le ressentiment d’une frange de la population qui, en Lot-et-Garonne comme ailleurs en France, considère que les Espagnols sont des sauvages, des brutes épaisses et de vrais « bouffeurs d’enfants et tueurs de curés ». l’administration militaire s’emploie, alors, à réduire progressivement l’accès des Espagnols aux cafés et aux places de village. A partir du 10 ou du 15 janvier 1940, les camps deviennent des espaces clos avec des poste de surveillance installés dans chacun d’eux.

En mai-juin 1940, stratégiquement et mécaniquement surclassée, sans parler des soupçons qui planent sur les motivations du haut commandement militaire, l’Armée française s’effondre. Le 17 juin, Pétain, qui a obtenu les pleins pouvoirs, demande un armistice qu’il signe le 22 juin. Les conditions humiliantes de cet armistice condamnent la France, entre autres,  à réduire drastiquement les effectifs et les attributions des militaires.

A partir du 15 août 1940, les travaux de la poudrerie sont interrompus, avant d’être définitivement arrêtés, et les voies ferrées sont démontées. Ce qui reste de l’Armée conserve les camps de Bias et de Sainte-Livrade. Dans ce dernier village, des barbelés sont installés autour de 36 bâtiments. Les camps de Casseneuil et de Villeneuve changent de destination. Entre-temps, des Espagnols sont transférés vers les chantiers de la base sous-marine allemande de Bordeaux, et la construction du mur de l’Atlantique. Ceux qui restent sont affectés à la réhabilitation des sites en terres agricoles. A la fin du mois de février 1941, environ 1 700 Espagnols et 200 employés français se trouvent encore dans les locaux de l'usine. Mais leur travail consiste à démanteler la majorité des structures. Il est prévu que les Espagnols doivent quitter le site dès la fin avril. Certains d’entre-eux restent sur ce territoire, essentiellement comme ouvriers agricoles. Ils s’installent définitivement en fondant une famille.

En 1941, les « Chantiers de la Jeunesse Française[ii] » s’installent dans le camp de Sainte-Livrade. Jusqu’en 1942, le camp accueille plus de 1 500 jeunes. Ensuite et jusqu’en 1943, les juifs raflés par le régime de Vichy sont internés à Casseneuil, avant d’être déportés vers les camps de la mort en Pologne. Plus tard, en 1944, les Russes et les Ukrainiens enrôlés dans la Werhmacht, abandonnés par les Allemands pendant leur déroute, sont internés dans les camps de Casseneuil et de Sainte-Livrade.



[i] En 1939, sur le modèle de traitement de la main-d’œuvre indigène dans ses colonies, la France applique une politique coercitive à l’égard des étrangers présents sur son territoire. Les objectifs sont clairs : faire face à la crise économique, exercer un contrôle idéologique sur les réfugiés politisés, calmer les ardeurs des opposants à la présence de ces « indésirables », et profiter quasi gratuitement de leur force de travail. Au début, les réfugiés espagnols, désireux de sortir des conditions de vie inhumaines dans les camps de concentration et de poursuivre la lutte contre Franco, ont l’opportunité d’incorporer individuellement les CTE. Après la déclaration de guerre en date du 3 septembre 1939, le ministère du Travail impose l’enrôlement obligatoire. Désormais tous les demandeurs du droit d’asile qui remplissent les conditions fixées dans le décret-loi du 12 avril 1939 doivent se soumettre au régime des prestations, s’ils ne voulent pas se retrouver internés dans un camp ou placés en garde à vue.

 

[ii] Une des conditions de l'armistice du 22 juin 1940 impose la dissolution de l’armée française. Cela signifie que les conscrits encore sous les drapeaux doivent être réaffectés. Le 4 juillet 1940, le ministère de la Guerre décide de prendre en charge ces éléments. Le 30 juillet 1940, les « Chantiers de la Jeunesse Française » (CJF) sont créés. Les premières recrues intègrent pour 6 mois ce que l’on appellera communément les Chantiers de Jeunesse à partir du 1er août 1940. Les affidés à la Révolution Nationale, chère aux pétainistes, comprennent l’intérêt que représente ce levier pour diffuser leur idéologie fasciste. Ce qu’ils dénomment désormais les « Groupement des jeunesses françaises », sont d’abord rattachés à la direction de la Jeunesse du ministère de la Jeunesse et de la Famille, puis le 8 janvier 1941, au ministère de l'Instruction Publique.

 

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