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Manuel Azaña, de la monarchie à la république

Azaña, un intellectuel, bourgeois et libéral en marche vers la gauche républicaine non marxiste

Manuel Azaña : la République incarnée

Indubitablement, Manuel Azaña est l’intellectuel et le politique qui a traversé, et marqué de son empreinte, la période la plus intéressante de l’histoire espagnole. Des années 1900 à la fin des années 1930, il accompagne son pays dans les diverses convulsions et transformations socio-politiques. La défaite de 1898, face aux Etats-Unis, marque la fin de la période coloniale espagnole. La perte de Cuba, de Porto-Rico et des Philippines cause un véritable traumatisme parmi les élites espagnoles. La sensation de déclassement conduit une partie d’entre-elles à prôner le « régénérationnisme ». Manuel Azaña n’adhère pas à l’état d’esprit de la « Génération de 98 » : il croit en un avenir plein d'espoir, c’est-à-dire le besoin de bousculer les structures sociales rétrogrades qui empêchent le pays de progresser et de rejoindre le reste de l’Europe. Son attachement à la culture et sa foi dans le fait que le peuple est à la source du droit et de la politique sont les deux piliers de sa volonté régénératrice. Malheureusement, dans les années 1930, la quasi-absence d’une grande classe moyenne et les effets dévastateurs de la crise de 1929 ne lui permettent pas de donner à sa politique libérale et démocratique la dimension nécessaire à son succès. A cette époque, il y a si peu de libéraux et si peu de démocrates sincères pour le soutenir. Il subit les attaques des conservateurs, attentifs à ne pas perdre leurs exorbitants privilèges et celles des progressistes, soucieux d’améliorer à tout prix le quotidien du peuple. Cette conjugaison des oppositions frontales aboutit au désastre de l’hiver 1939. La Démocratie est effacée par l’Espagne la plus rance qu’ait connue ce pays. L’Espagne républicaine est assassinée ou réduite au silence. Elle est spoliée, vilipendée et terrorisée.

Manuel Azaña et la monarchie (1900-1931)

La jeunesse de Manuel Azaña

Oubliées les avancées démocratiques et laïques de l’éphémère Première République (1873-1874). La seconde restauration bourbonnienne de 1875 et la constitution de 1876, institutionnalisent la prépondérance de l’Eglise catholique sur l’Etat et la société espagnole. Les ordres et congrégations religieuses accentuent leur hégémonie sur l'éducation des jeunes mâles des classes moyennes, bourgeoises et aristocratiques. Jusqu’en 1898, l’Eglise jouit d’une puissance inégalée grâce à ces ordres, comme les Frères Maristes, chassés de France par la IIIe République.

A l’aide du mode de partage du pouvoir, appelé « tournisme », la bourgeoisie et les aristocrates s’arrogent le droit de diriger le pays. Favorisé par une forte prédominance rurale et s’appuyant sur le caciquisme, ce système organise des élections dont le résultat est connu avant même l’ouverture des urnes. Ce tour de force électoral permet au parti libéral, regroupant les professions libérales, les commerçants, les banquiers, les militaires et les fonctionnaires, d’alterner au gouvernement avec le parti conservateur qui attire l’aristocratie, les grands propriétaires terriens et les industriels. Le reste de l’échiquier politique est ainsi marginalisé. C’est dans ce contexte que Manuel Azaña Díaz-Gallo nait le 10 janvier 1880 dans une famille d’Alcalá de Henares appartenant à la bourgeoisie industrielle et propriétaire de terres agricoles. Ces terres ont été acquises par la famille grâce aux différentes confiscations des immenses domaines ecclésiastiques pratiquées sous les restaurations bourboniennes du XIXe siècle.

 La formation du jeune Manuel est assurée par les institutions religieuses, tel le Collège des Augustins de l'Escurial, comme cela se pratique dans les familles aisées de l’époque. Après une crise semi-mystique, le jeune Manuel s’éloigne de la religion tout en obtenant son diplôme de licence en Droit à l’université de Saragosse. L’Espagne, qui fut autrefois à la tête d’un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais, sombre corps et âme sous les coups de boutoir d’un empire naissant : les Etats-Unis d’Amérique. Dans un article intitulé « La catastrophe de 98 », Manuel Azaña écrit :

« Tout cela est né du système national de l’inaction, de l'apathie abrutissante qui ont caractérisé les gouvernements de la régence. Inspirés par l’esprit du laisser-aller, sans idéal et sans forces morales pour motiver la nation entière, ils ne comprenaient pas ce que nous rejetons aujourd’hui. Tout cela nous a entravés, l'empire colonial était le plus puissant obstacle à notre développement. »

Fin 1898, il s’installe à Madrid pour préparer un doctorat en Droit. Libre, sans contraintes pécuniaires, il mène une vie plutôt frivole. Le contenu de sa thèse, qu’il obtient en 1900 et intitulée « La responsabilité des foules », tranche avec son style de vie. Les préoccupations politiques le taraudent puisqu’il écrit :

« […] lorsqu'il agit dans la foule, l'individu est responsable de ses actes […] lorsque les foules s'expriment en menaçant de perturber l'ordre, c'est pour réclamer quelque chose qu'on leur doit presque toujours. »

Manuel Azaña prend sa part dans le débat politique

A partir de 1900, Azaña participe activement aux débats organisés par l’Athénée de Madrid, institution scientifique, artistique et littéraire. Il en devient le secrétaire en 1913. Dans cette enceinte, il manifeste son intérêt pour les idées libérales et démocratiques. Il exprime aussi son opposition au « régénérationnisme » et à la « Génération de 98 ». Il soutient que le concept de « Patrie » ne correspond pas à la conquête de territoires, mais doit consacrer l'égalité démocratique de tous les citoyens devant la loi. Il s’inspire en cela des philosophes français du XVIIIe siècle et des idéaux de l'époque révolutionnaire française. C’est cette théorie qui le différencie de la pensée de la plupart des intellectuels de la « Génération de 98 » et des défenseurs de la « régénération ». Ces derniers reprochent au gouvernement son attentisme et le manque de volonté de redonner à l’Espagne son statut de puissance coloniale.

Le voyage d‘études à Paris, effectué courant 1912, est un moment essentiel dans sa formation politique. Il est impressionné par la vitalité et l'énergie déployée dans la vie politique française. S’il a des sympathies pour les personnalités modérées, voire de droite comme Poincaré, il est surpris par l’agitation et la crudité des débats politiques. Il note le contraste qui existe avec la tiédeur et l‘apathie de la vie publique espagnole.

Azaña débute son engagement politique au sein du Parti Républicain Réformiste en 1913. Le parti a pour objectif de rassembler des libéraux démocrates afin d'entreprendre une réforme constitutionnelle profonde pour démocratiser le système politique sans nécessairement remettre en cause la monarchie. A cette époque, le délitement du « tournisme » entre les deux partis dynastiques est déjà latent. En outre, le caciquisme électoral commence à donner des signes de faiblesse. Le Parti Réformiste, idéologiquement démocratique, laïc et méritocratique, attire des républicains qui n’appartiennent à aucun autre parti. Ce sont des membres de professions libérales, dont beaucoup sont liés à l'Institution Libre d'Enseignement (ILE) et au krausisme qui l’a inspiré – le krausisme est un mouvement philosophique idéaliste et « regénérationniste » d’origine allemande, en vogue dans l’Espagne du XIXe siècle –. Azaña se retrouve parmi la fine fleur de l'intelligentsia espagnole. La même année, avec Ortega y Gasset, il publie les  Perspectives pour l’Education politique de l’Espagne. Ce manifeste se prononce pour l’émergence d'une élite favorisant un vrai libéralisme dans une vraie démocratie.

Manuel Azaña et la prise de conscience des limites de la monarchie

Dans son premier discours, comme adhérent au Parti Réformiste, en décembre 1913, Azaña revendique la démocratie parlementaire, la nécessité d'un État laïc et souverain, attentif à la justice sociale et à la culture. Il insiste sur la nécessité impérative de mettre fin au caciquisme. Il reste toutefois hostile à une quelconque alliance avec le Parti Socialiste, les républicains ou les libéraux. En cela, il demeure encore monarchiste.

La Première Guerre Mondiale offre à Manuel Azaña l’occasion d’aborder les questions militaires. Il se déclare en faveur des Alliés. Il offre la tribune de l’Athénée de Madrid à des intellectuels français et, en juin 1915, il soutient un  Manifeste d’adhésion aux Nations Alliées.  Il est interpelé par le civisme dont font preuve les Français tout au long du conflit. A cette époque, deux camps s’affrontent en Espagne : les pro-alliés et les germanophiles. Azaña est naturellement du côté des Alliés. Ainsi, il signe un manifeste qui déclare que la neutralité de l'Espagne dans la Grande Guerre est liée au manque de moyens militaires de son pays. La seconde idée développée dans ce texte concerne l’esprit de résistance des Français. La troisième idée réitère le principe selon lequel le patriotisme est corrélé à la vertu civique, vertu que les citoyens manifestent quand la nation leur offre la place qu’ils méritent. En réalité, il craint que la Guerre Mondiale modernise radicalement les nations européennes au risque de voir l’Espagne rester sur le carreau.

En 1917, en compagnie de Miguel de Unamuno, Azaña se rend sur le front italien. Plus tard, il voyage en France, toujours pour apporter son soutien moral. A partir de janvier 1918, il entame une série de conférences à l'Athénée sur « La politique militaire de la République française » :

« La société moderne est fondée sur un contrat dans lequel les individus s'engagent à aliéner une partie de leur liberté au profit de la liberté de l’ensemble de la nation. L'Armée est l'une des institutions qui reflète ce pacte. Pour défendre la nation, les citoyens, quelle que soit leur classe sociale, doivent être prêts à donner non seulement quelques années de leur vie, mais leur vie tout simplement, si nécessaire. »

Chargé par le Parti Réformiste de développer une doctrine sur l’emploi des armées de terre et de la marine, Azaña propose de couper le cordon ombilical qui les relient au pouvoir, de réduire le nombre d’officiers d’active ainsi que la durée du service militaire.

A l’occasion de sa première participation comme candidat à des élections législatives, il définit la patrie comme une idée moderne, comme le foyer des hommes libres parce qu’ils sont égaux devant la loi. Il s’attaque directement à la monarchie et pour contrecarrer l’inertie gouvernementale, il évoque la révolution bourgeoise, violente si nécessaire, comme alternative. En mai 1919, le décret de dissolution des Cortes conforte Azaña dans le fait que rien ne peut changer dans le paysage politique espagnol. Il conclut que ses espoirs libéraux sont par conséquent anéantis et que le seul recours possible reste le rapprochement avec les socialistes. Ce qu’il fait en se liant d’amitié avec les socialistes Julián Besteiro et Fernando de los Ríos.

Le coup d’Etat du général Primo de Rivera, en 1923, oblige Azaña à éclaircir ses positions politiques. Il quitte le Parti Réformiste parce qu'il constate que, fondé pour démocratiser la monarchie, il trahit son idéal en collaborant avec la dictature. Ensuite, puisque le roi a donné son aval au nouveau régime, Azaña cesse d’être monarchiste. Enfin, il s’éloigne de tous ceux qui par conformisme ou par opportunisme composent avec la dictature. La censure le rend inaudible : les organes de presse dans lesquels il publiait des articles sont fermés ainsi que l’Athénée de Madrid. Manuel Azaña devient muet politiquement : la mélancolie et la solitude remplissent ses journées.

Manuel Azaña et la littérature

La période qui s’étend de 1920 à 1930 coïncide avec les activités de création littéraire, grandement limitées par la censure de la dictature de Primo de Rivera. Azaña conjugue littérature et activités politiques clandestines. Si ses œuvres laissent apparaître une grande maîtrise de la langue, une belle acuité en matière d’analyse et une intelligence supérieure, elles ne lui apportent, en revanche, aucune notoriété. En 1920, il crée la revue littéraire La Pluma. Principal rédacteur des articles, il réussit à attirer de grands intellectuels comme Valle-Inclán ou Unamuno. Mais le faible lectorat condamne la revue à fermer en 1923. En 1926, la Vida de Juan Valera, lui permet d’obtenir le prix national de littérature mais elle ne sera jamais publiée de son vivant, une partie des textes ayant été égarés. La même année, paraît le roman autobiographique El jardín de los frailes. Suivent La novela de Pepita Jiménez, publiée en 1927 et la pièce de théâtre La Corona, publiée en 1930. Comme historien, dans un essai intitulé Comuneros contra el Rey, il se penche sur le cas de la révolte des Castillans qu’il présente comme la première révolte démocratique face au pouvoir absolutiste de Charles Quint.

Manuel Azaña en route vers le républicanisme

Pour Azaña, la dictature de Primo de Rivera marque le début du chemin vers le républicanisme, avec comme point culminant son « Appel à la République » de 1924, publié de manière clandestine. En compagnie du socialiste Enrique Martí Jara, son inspirateur politique du moment et José Giral, il fonde, en 1925, un groupe politique clandestin, Action Républicaine. Un manifeste proclame la volonté d’instituer la République. Ce projet cherche à moderniser le républicanisme espagnol en l’éloignant de l’influence d’Alejandro Lerroux et à le rapprocher d'une base sociale plus large : les classes moyennes et populaires urbaines.

En 1926, l'Alliance Républicaine, née à l'occasion du jour anniversaire de la Première République, le 11 février, coordonne différentes formations : le Parti Radical, le Parti Républicain Démocratique Fédéral, le Partit Républicain Catalan et Action Républicaine d'Azaña. Ce dernier réfléchit à un programme gouvernemental d’inspiration réformiste et modéré, tant dans son expression que dans ses objectifs. Il suppose : la laïcité de l'Etat, l’intervention de l'Etat dans l'éducation, la santé, les prix et le logement, la politique sociale, la redistribution des richesses par les finances publiques tout en respectant l'équilibre budgétaire, la réforme agraire, la réduction des dépenses militaires en modernisant les armées, l'octroi négocié de l'autonomie à la Catalogne, la liberté d’association, y compris pour le prolétariat, la nécessité de réguler l’influence des congrégations et des ordres religieux dans l’enseignement, l'égalité entre les citoyens, et le suffrage universel.

La fin de la dictature de Primo de Rivera, en janvier 1930, permet au groupe Action Républicaine d’apparaître au grand jour pour affirmer que la seule voie possible pour l’Espagne est la voie républicaine bâtie par, et pour les Républicains. Néanmoins, le problème du séparatisme catalan trouble le débat et Azaña finit par admettre que si tel était le choix du peuple catalan, il faudrait l’admettre.

Manuel Azaña rejette la monarchie

Devenu président de l’Athénée de Madrid, Azaña le met au service de la cause républicaine. Il se fixe pour objectif principal de réaliser un front uni. Ainsi, l'Alliance Républicaine, dans la quasi-clandestinité depuis sa création en 1926, est à l’initiative d'un comité pour remplacer la monarchie par la République. En liaison avec d'autres forces républicaines régionalistes et de la droite républicaine, elle est à l’origine de la rédaction du Pacte de Saint-Sébastien, le 17 août 1930.  Les deux points principaux de ce pacte concernent le remplacement de la monarchie par la République et un accord de principe sur les autonomies régionales. Dans la foulée, le 28 septembre 1930, aux arènes de Madrid, lors du rassemblement républicain, Manuel Azaña prononce un discours qui pose les fondements de la République telle qu’il la voit :

« La République espagnole devra être non seulement respectueuse des droits du travail et des garanties des revendications, mais aussi le moteur et le stimulateur de l'éveil des consciences les plus fragiles en les élevant à un niveau supérieur d'humanité et de citoyenneté.

Cela étant, pour ceux qui, par mauvaise foi, opposent un fantasme sanglant à notre action, comme si nous allions déclencher un cataclysme sur l'Espagne, il faut dire aussi, en regardant ailleurs, que la République espagnole, aussi bourgeoise et parlementaire qu’elle soit, ne sera jamais une monarchie sans couronne. La révolution ne peut consister dans l'ostracisation d'une partie du pays. Personne ne pense que l'État monarchique va perdurer, sans autre changement que la nomination du chef de l’Etat ; que persisteront les vieilles hiérarchies politiques ou leurs fiefs caciquistes, ni l'impuissance d'une administration paralysée par la corruption et les compromis, ni l’obscure domination des instituts, corporations et associations, certains nationaux et d’autres étrangers, qui ont mis à mal la souveraineté nationale ; personne ne pense que nous, comme si nous doutions de notre droit ou de notre pouvoir, nous allions livrer la République à ses ennemis traditionnels pour qu'ils l’épargnent.

La République ne sera pas à la merci d'un parti ; c’est vrai, elle aura un caractère national, en ce sens que respectueuse des statuts régionaux que les Cortes voteront pour réglementer les autonomies locales, elle protégera les droits de tous grâce à la puissance de l'Etat. Nous tous avons notre place dans la République, personne n'est banni pour ses idées ; mais la République sera républicaine, c'est-à-dire pensée et gouvernée par des républicains, nouveaux ou anciens, qui tous admettent la doctrine qui garantit la liberté de conscience par l’Etat, l'égalité devant la loi, la libre discussion, la prédominance de la volonté de la majorité, librement exprimée. La République sera démocratique, ou ne sera pas. C'est ainsi que nous, républicains, venons à la rencontre du pays, non en agitateurs stériles, mais en bons gouvernants ; non pas pour subvertir l'ordre, mais pour le restaurer ; non pas pour compromettre l'avenir de la nation, mais comme la dernière réserve d'espoir qu'a l'Espagne de se voir bien gouvernée et administrée, pour pratiquer une politique nationale. Nous sommes conscients de notre responsabilité et des difficultés qui nous attendent, et nous sommes déterminés à y faire face sans nous épargner aucun sacrifice.

Nous ne pouvons pas terminer ces déclarations en concluant par la promesse d'une ère de bonheur, de richesse et de grandeur. La liberté ne rend pas les hommes heureux ; simplement cela fait d'eux des hommes. La République ne promet pas la gloire ; nous n'allons pas engager notre pays, dont nous connaissons la modeste position dans le monde, dans de glorieuses aventures. Nous promettons la paix et la liberté, la justice et un bon gouvernement. Soyons des hommes déterminés à conquérir le rang de citoyens ou à périr à la tâche. Et un jour vous vous lèverez au cri qui résume ma pensée : A bas les tyrans ! »

En octobre 1930, les socialistes sont invités à rejoindre l'Alliance Républicaine. Ces derniers sont divisés entre l'aile ouvriériste de Largo Caballero et l’aile collaborationniste avec la monarchie menée par Julian Besteiro. Finalement, c’est Largo Caballero qui rejoint l’Alliance.

Le principe d'une insurrection immédiate ayant été actée, Azaña et Alcalá-Zamora demandent que le peuple soit associé à l'armée lors du soulèvement. Ceci afin d’éviter un énième pronunciamento militaire isolé, et pour renforcer la légitimité démocratique de la prise de pouvoir par la force. Une grève générale dans toute l'Espagne est prévue le jour du soulèvement. Un manifeste est rédigé et diffusé. Il appelle à la révolution et à remplacer la tyrannie bourbonienne par la République et par un gouvernement provisoire :

« Espagnols, !

Des tréfonds de la société, une profonde clameur populaire surgit, qui exige justice et qui nous pousse à la lui offrir. Avec tous ses espoirs dans la République, le peuple est déjà dans la rue.

Pour répondre à cette exigence, nous avons voulu le faire par le biais de la loi et la porte nous a été fermée. Quand nous avons demandé justice, la liberté nous a été retirée. Quand nous avons demandé la liberté, on nous a offert des Cortes truquées, comme celles qui viennent d’être balayées, résultat d'un suffrage falsifié, convoquées par une dictature, instrument au service d'un roi qui a violé la Constitution en collaboration avec un caciquisme omnipotent.

Il s'agit de sauver un régime qui nous a conduit au déshonneur en tant qu'État, à l'impuissance en tant que nation et à l'anarchie en tant que société. Il s'agit de sauver une dynastie qui semble condamnée par le Destin à se dissoudre dans le crime de toutes les misères physiologiques. Il s'agit de sauver un Roi qui consolide son trône sur les catastrophes de Cavite et de Santiago de Cuba, sur les ossements de Monte Arruit et d'Annual, qu'il a transformé son sceptre en mètre étalon, et qu'il troque le prestige de sa majesté en actions libérales. C'est, pour les hommes du passé et du présent, une croisade contre les hommes de l'avenir, pour entraver l'action de la justice populaire, qui revendique avec énergie des responsabilités historiques. Il n'y a pas d'attentat qui n'ait pas été commis, pas d’abus qui n'ait pas été perpétré, pas d’immoralité qui n'ait pas gangréné tous les niveaux de l'administration publique, pour le profit illicite ou pour le gaspillage scandaleux. La force a remplacé le droit, l’arbitraire a remplacé la loi, la frivolité a remplacé la discipline. La violence a été érigée en autorité et l'obéissance a été réduite à la soumission. L’incapacité remplace la compétence. La vantardise se substitue au courage, et l'honneur est remplacé par le déshonneur. Nous sommes passés des sommets de cette dégradation au marais de l'ignominie actuelle.

Pour se sauver et se racheter, le pays n'a d'autre issue que celle de la révolution. Ni les journaliers agricoles, ni les propriétaires terriens, ni les ouvriers, ni les capitalistes, ni les travailleurs en activité ou en grève forcée, ni le contribuable, ni l'industriel, ni le commerçant, ni l'artisan, ni les employés, ni les militaires, ni les ecclésiastiques... Nul ne ressent la satisfaction intérieure, la tranquillité d'une vie publique légalement établie, la sécurité d'un patrimoine légitimement acquis, l'inviolabilité du foyer sacré, la plénitude de vivre dans une nation civilisée. De tout ce désastre jaillit la révolte spontanée des âmes qui vivent sans espérance, et elle se déverse sur les peuples qui vivent sans liberté. Ainsi se prépare l'hécatombe d'un État qui manque de justice et d'une nation qui manque de loi et d'autorité.

Le peuple est déjà dans la rue, en marche vers la République. L’émotion provoquée par la violence n’est pas notre passion, cette violence qui culmine dans le drame d'une révolution. Ce sont la douleur du peuple et l'angoisse du pays qui nous émeuvent profondément. La révolution constituera toujours un crime ou une folie, partout où règnent déjà la justice et la loi, mais c'est la justice et la loi qui prévalent là où règne la tyrannie. Sans l'aide de l'opinion et la solidarité du peuple, nous ne tenterions pas de provoquer et de diriger la révolution. Avec elles nous nous plaçons en situation de responsabilité face à l’imminence d'un soulèvement national, qui interpelle tous les Espagnols. Nous sommes sûrs qu’en ajoutant leurs contingents aux nôtres, les portes des ateliers, des usines, des bureaux, des universités, voire des casernes, seront ouvertes, car en cette heure suprême tous les soldats citoyens sont libres, et dans la révolution, tous les citoyens soldats seront au service de la Patrie et de la République.

Nous venons démolir la forteresse dans laquelle s'est enfermé le pouvoir personnel, mettre la monarchie aux oubliettes de l'Histoire et ériger la République sur la base de la souveraineté nationale, représentée par une Assemblée Constituante. De là, naîtra l'Espagne du futur, et de nouvelles règles inspirées par la conscience universelle, qui appellent à un Droit nouveau pour tous les peuples, oint d'aspirations à l'égalité économique et à la justice sociale. En attendant, nous, conscients de notre mission et de notre responsabilité, assumons les fonctions du pouvoir public en tant que gouvernement provisoire.

Vive l'Espagne, avec honneur ! Vive la République !

Signataires : Niceto Alcalá Zamora, Indalecio Prieto, Manuel Azaña, Diego Martínez Barrio, Alejandro Lerroux, Fernando de los Ríos, Santiago Casares Quiroga, Miguel Maura Gamazo, Marcelino Domingo, Álvaro de Albornoz, Francisco Largo Caballero, Luis Nicolau d'Olwer. »

A travers l’Espagne, les événements liés à l’organisation de l’insurrection prennent mauvaise tournure à cause de communications défaillantes entre les différents groupes insurgés. Le soulèvement précipité du 12 décembre 1930, à Jaca, fait capoter l’opération et le 15 décembre, jour prévu pour l'insurrection, les principaux dirigeants républicains sont arrêtés. Azaña entre alors dans la clandestinité. Depuis sa cachette, il présente les prochaines élections municipales comme un plébiscite en faveur de la République. Mais il reste sceptique quant à la victoire du camp républicain, car il sait, par l’expérience de son histoire familiale, l’importance que représente le soutien de la monarchie par le caciquisme dans les campagnes et les petites villes de province. Il sait aussi que la grande majorité de l’armée reste fidèle au roi. Le 12 avril 1931, la coalition des républicains et des socialistes triomphe dans la capitale et les principales villes, pas dans les zones rurales ou le vote en faveur des monarchistes est quatre fois supérieur à celui des républicains dans les grandes villes. Le lendemain après-midi, les madrilènes sont médusés lorsqu’ils voient flotter le drapeau tricolore républicain sur le ministère de la Poste. Pendant ce temps, Niceto Alcalá Zamora négocie, à la fois, le départ du roi et la formation du gouvernement provisoire. Soudain, un souvenir d’enfance remonte à la surface, Azaña se souvient que « Cacharro », un employé de maison, lui disait :

« Manolito, un jour, tu entendras les cloches sonner à la volée, et tu te demanderas ce qui se passe pour que les cloches sonnent. Tu sauras alors que la Niña est arrivée. »

A Barcelone, la République est proclamée. Le soir, à Madrid, la foule, en liesse, acclame Azaña et ses compagnons futurs ministres, lorsqu’ils apparaissent au balcon du ministère de l'Intérieur, à la Puerta del Sol. La République n’a pas d’hymne officiel alors depuis la place montent les couplets de la Marseillaise. Pendant ce temps, le roi quitte le palais royal par une porte dérobée en direction de la base navale de Carthagène et de la France. L’armée reste l’arme au pied et la Garde Civile se rallie à la République. Une révolution pacifique en somme, sans une goutte de sang versée, pense Manuel Azaña.

Manuel Azaña dans l’action politique (1931-1939)

Les trois phases de son engagement

Pendant la période réformatrice (bienio reformista 1931-1933)

Une fois la République proclamée, Azaña se départit de son scepticisme naturel. Il joue alors un rôle de premier plan dans le gouvernement provisoire. Son parti, Action Républicaine, remporte trente sièges aux élections constituantes de juin 1931. Cela ne représente pas une force électorale considérable en comparaison avec le Parti Radical de Lerroux ou avec le Parti Socialiste (PSOE). Mais grâce à la personnalité de Azaña, Action Républicaine est déterminante dans l'élaboration de la Constitution, ainsi que dans le gouvernement de la période réformiste.

Les problèmes ne tardent pas à fleurir. Dès le mois de mai, la droite conservatrice s’émeut des débordements et des incendies d’édifices religieux commis par des éléments incontrôlés et de la mollesse de la réaction du pouvoir. Selon Maura, ministre de l’intérieur de la droite républicaine, Azaña aurait dit au sujet d’une intervention de la Garde Civile : « Pas ça. Tous les couvents de Madrid ne valent pas la vie d'un républicain ». Quand il prend possession du ministère de la Guerre, Azaña réclame à l’armée patriotisme et discipline. Au fil des jours, il découvre l’ampleur de la corruption dans le haut commandement. Dans l’un des 32 décrets qu’il promulgue, il exige que les militaires accordent leur adhésion et leur fidélité à la République. Dans ce même décret, il entérine une réduction drastique des effectifs militaires. Si le monde civil approuve ces mesures, dans celui des militaires, certains hauts gradés manifestent leur désapprobation et la défiance s’installe progressivement. Ce sera le cas du général Franco à la suite de la fermeture de l’Académie Militaire de Saragosse dont il est le directeur, ce qu’il ne pardonnera jamais à Azaña. Dans ses « Carnets », le ministre de la Guerre note que cette situation risque d’avoir de fâcheuses conséquences compte tenu de la personnalité du général.

Pour préparer les élections aux Cortes constituantes, le Groupe d'Action Républicaine se transforme en parti politique de gauche, se tenant à équidistance des socialistes de Largo Caballero et des radicaux de Lerroux. Lors du rassemblement inaugural de la campagne, à Valence, le 7 juin 1931, Azaña évoque les grandes lignes du projet politique de la gauche républicaine. Il est convaincu que dans

« l'état actuel de la société espagnole, rien ne peut être rendu utile et valable sans s'émanciper de l'histoire »,

C'est-à-dire qu’il faut considérer que la dictature de Primo de Rivera a été enfantée par la monarchie. La solution passe donc par la République considérée comme une œuvre révolutionnaire intégrant

« la rupture totale et nette avec le passé [et par la] reconstruction du pays et de l'État de la base au sommet ».

Bien que cette reconstruction soit importante, le plus urgent et nécessaire est de satisfaire le

« désir de justice du peuple espagnol qui doit assumer une terrible dette [et qui le fera] dans la mesure du nécessaire, quoi qu'il arrive. [Ainsi,] le problème [n'est pas] l'élaboration de la Constitution, Le problème est d’une autre nature et tous les sages discours que nous allons entendre aux Cortes [...], je les échangerai contre 300 hommes déterminés, contre 300 députés constituants anonymes qui entrent prêts à se soulever et à frapper avec la foudre de la colère populaire envers les responsables de la tyrannie espagnole, demandant leurs têtes, s'il le faut [...], faisant du Parlement plus qu'une assemblée, un instrument révolutionnaire... »

Passées les élections aux Cortes constituantes du 28 juin 1931, Manuel Azaña poursuit dans sa volonté réformatrice en s’attaquant au domaine éducatif, en particulier aux écoles contrôlées par les ordres religieux. Dans son esprit, résonne le lointain écho du décalage existant entre le contenu dispensé par l’enseignement catholique, lors de son passage chez les Augustins, et la réalité des connaissances du moment. La rédaction de l’article 24 de la Constitution est l’occasion pour Azaña de proposer la dissolution d’une partie des congrégations religieuses, sans aller jusqu’à demander leur expulsion du pays comme le réclament les députés plus à gauche, et la nationalisation de tous leurs biens. Cette tentative de laïcisation de l’Etat provoque une levée de boucliers des catholiques et l’opposition de certains hommes politiques de droite. L’attitude du président du gouvernement provisoire Alcalá Zamora, républicain de droite, ou de Miguel Maura, amène Azaña à reconsidérer sa loi. Dans la nouvelle mouture, il se contente de demander la dissolution des ordres ayant un lien d'obéissance avec une autorité autre que celle de l'État (il vise les jésuites) et l’interdiction pour l’Eglise de contrôler l’enseignement (particulièrement le primaire), ainsi que l’interdiction de participer à la vie économique du pays. En ce sens, le discours qu’il prononce devant les Cortes, le 13 octobre 1931 est édifiant :

« Je […] me réfère à ce qu'ils appellent un problème religieux. La prémisse de ce problème, aujourd'hui politique, je la formule ainsi : l'Espagne a cessé d’être catholique. Le problème politique qui en découle est d'organiser l'État de manière qu'il soit en adéquation avec cette nouvelle phase historique du peuple espagnol. Je ne peux pas admettre, Messieurs les députés, que cela s'appelle un problème religieux. Le vrai problème religieux ne peut dépasser les limites de la conscience personnelle, car c'est dans la conscience personnelle que se questionne le mystère de notre destin. La constitution de l'Etat est le problème politique, précisément quand le problème consiste à rompre le lien avec la religion, avec la religiosité, car notre Etat, contrairement à l'ancien Etat, qui prenait en charge la tutelle des consciences [..], exclut toute préoccupation transcendantale, et ôte à l'Église ce fameux bras séculier qui lui a rendu tant de services. Il s'agit simplement d'organiser l'État espagnol sous réserve des prémisses que je viens d’établir […] »

La phrase « l'Espagne a cessé d’être catholique », est sortie de son contexte par les opposants pour désigner Azaña comme le destructeur des fondements de l’Etat espagnol et sera l’un des principaux arguments utilisés contre la République par le camp des fascistes en 1936. La question religieuse n’en demeure pas moins un problème, car elle divise profondément la gauche et la droite républicaine. Alcalá Zamora, président de droite du gouvernement provisoire, donne sa démission. Aucun des partis susceptibles de prendre la direction du gouvernement ne veut se mouiller. Dans ces conditions, Azaña sert de dénominateur commun et le 14 octobre 1931 il devient le président du second gouvernement provisoire de la République.

Après l’adoption de la nouvelle constitution, le 9 décembre 1931, Alcalá Zamora est élu président de la République malgré des frictions avec Azaña. L’ère des réformes tant désirées par ce dernier peut désormais débuter. Malgré une nouvelle crise, née à la suite de l’entrée des socialistes au gouvernement et le départ immédiat des radicaux du retors Lerroux, Azaña sauve son poste et entame la modernisation du pays. Le 17 décembre 1931, il présente un programme qui se révèle très ambitieux. Parmi les points abordés on peut citer les plus importants : la loi sur la réforme agraire tant attendue par les paysans sans travail et sans terre, l'incorporation des syndicats dans les négociations sociales, la loi sur les confessions et les congrégations religieuses, le statut de l'autonomie de la Catalogne, une réforme de l’enseignement dans le but d'universaliser l’éducation dans le primaire, l'introduction du divorce, la réforme du Code civil, l'égalité des droits entre les hommes et les femmes, ainsi que la finalisation de la réforme militaire. La tâche de Manuel Azaña est compliquée par l’activisme des syndicats ouvriers et surtout paysans de toutes tendances, impatients de toucher les dividendes de leurs combats, car la loi sur la réforme agraire est paralysée par les propriétaires terriens et leurs soutiens politiques. Le 21 octobre 1931, pour faire face aux troubles qui menacent l’ordre public, il fait voter la loi de défense de la République. Elle dote le gouvernement d'un instrument d'exception pour agir contre ceux qui commettent des actes ayant pour but de nuire à la République. Du coup, ses opposants le qualifient de dictateur.

Sur le plan social, au début de 1932, une grève générale déclenchée par la Fédération des Travailleurs de la Terre (affiliée à l’UGT socialiste) fait plusieurs morts. Sur le plan politique, en plus de l’opposition du parti radical, Azaña doit faire face à des complots ourdis contre la République : le premier est à l’initiative du roi Alphonse XIII afin de le ramener sur le trône ; plus tard, celui organisé par des monarchistes en faveur de Don Juan, le fils du roi, qui demande l'abdication de son père ; puis un de nature militaire dirigé par les généraux Barrera et Cavalcanti, en préparation depuis la mi-1931.
Les effets de la crise économique de 1929 n’épargnent pas l’Espagne. Le manque de ressources financières obère la réussite des réformes. Ce qui ne va pas sans poser de problèmes concernant les attentes de justice sociale de la part de la société espagnole. L'hiver 1932-1933 marque le déclin de la politique suivie par Azaña à la tête du gouvernement. L’échec de la réforme agraire est dû à l’opposition farouche des propriétaires terriens. Les révoltes paysannes de Castilblanco (province de Badajoz, décembre 1931), de Casas Viejas (province de Cadix, février 1933), et ouvrières de Arnedo (province de La Rioja, 1931 et 1932) sont durement réprimées par la Garde Civile. Malgré ses regrets exprimés à l’occasion de ces événements sanglants, Azaña conserve sa confiance à l’égard d’un corps de sécurité considéré par le prolétariat comme l’instrument de répression au service de la classe dominante. Azaña, désireux de punir les responsables des troubles, trouve en face de lui le directeur de la Garde Civile, le général Sanjurjo. Le président du gouvernement, sous pression, se sent obligé de changer l’affectation du général, chose que ce dernier ne pardonnera pas. Dans la nuit du 9 au 10 août 1932, Barrera et Sanjurjo fomentent un soulèvement à Madrid et à Séville, déjoué par les forces loyalistes. Sanjurjo, condamné à mort est gracié par Azaña mais reste en prison.

En janvier 1932, les dures conditions de travail des mineurs du Haut Llobregat en Catalogne et la non-reconnaissance des nouveaux droits syndicaux par le patronat local provoquent une insurrection ouvrière, la création d’un mouvement communiste libertaire et la prise de contrôle politique du secteur qu’un journal qualifiera de République Soviétique. Cette contestation de la République bourgeoise risque de faire tache d’huile dans le reste de l’Espagne. Le gouvernement central de Madrid envoie l’armée qui exerce une féroce répression. Azaña ne supporte pas ces atteintes à l’ordre public. Pour lui, la contestation doit être exercée dans le cadre de la légalité républicaine. Il aurait menacé, au cours d’un conseil des ministres, de faire fusiller tous les fauteurs de troubles. Ces incidents serviront de prétexte au centre-droit de Lerroux et à la droite de Maura pour provoquer la démission d'Azaña, le 8 septembre 1933.

En mars 1933, le catholicisme politique avait réussi à fédérer les conservateurs sous le nom de Confédération Espagnole des Droites Autonomes (CEDA), dirigée par José María Gil-Robles, un avocat de Salamanque. Les élections municipales du 23 avril 1933 avaient donné à cette force de droite une position décisive dans le paysage politique espagnol, face à laquelle les républicains se sont de plus en plus désunis. Pourtant, Azaña, réussit à sauver son poste. Il choisit de ne pas rompre avec les socialistes et il décide de consolider sa position au sujet de l’ordre républicain. Mais les relations entre Alcalá-Zamora et Azaña deviennent exécrables après l'approbation de la loi sur les congrégations religieuses. Les divisions entre socialistes et républicains augmentent dangereusement. Après la démission de Azaña, Alcalá Zamora confie la tâche de former un nouveau gouvernement à Alejandro Lerroux, lequel échoue dans sa tentative.  Les dissensions permanentes conduisent aux élections législatives du 19 novembre 1933 qui voient le triomphe de la CEDA et des radicaux alors que la gauche est en miettes et que les anarchistes s’abstiennent de voter.

Pendant la période conservatrice (bienio negro)

 La défaite de la gauche aux élections législatives de l'automne 1933 amène Azaña à se prononcer pour un républicanisme progressiste. Il fonde, en avril 1934, Izquierda Republicana qui réunit l’ancienne Action Républicaine et la gauche non marxiste comme le Parti Républicain Radical Socialiste Indépendant et l'Organisation Républicaine Galicienne Autonome. Le nouveau parti est alors rejoint par d'autres petites formations républicaines du nord. Azaña devient le président du Conseil National de la gauche républicaine. A la suite d’une instabilité gouvernementale permanente depuis les élections de novembre 1933, les radicaux de Lerroux font entrer au gouvernement trois ministres de la CEDA. La politique de la coalition radical-cédiste est entièrement tournée vers la suppression des acquis sociaux obtenus pendant la période réformiste. Dans le pays, la crainte de la confiscation des avancées sociales va grandissante. A partir du 5 octobre 1934, une grève générale est déclenchée dans toute l'Espagne. Le lendemain, le gouvernement de la Generalitat catalane proclame la République fédérale espagnole et l'État catalan. Le général Franco dirige la répression au cours de laquelle des milliers de morts et des dizaines de milliers de prisonniers sont décomptés dans la région minière des Asturies et en moindre mesure en Catalogne. Simultanément, le journal madrilène ABC prétend qu'Azaña a demandé aux Catalans de se soulever contre l’armée qui bombarde la mairie de Barcelone et le palais de la Généralité. Le 8 octobre 1934, Azaña est arrêté par les militaires et libéré le 28 décembre 1934, faute de charges. Dans son ouvrage « Ma rébellion à Barcelone », il critique durement certains secteurs du nationalisme catalan qu'il qualifie d'antidémocratiques, autoritaires et démagogiques. Attaqué par la droite royaliste et catholique, il doit faire face à une accusation de la CEDA et des radicaux, le rendant responsable de la vente d'une cargaison d'armes aux socialistes révolutionnaires des Asturies.

L’alliance contre nature des radicaux et de la CEDA est source d’instabilité gouvernementale. Pas moins de 12 gouvernements se sont succédés depuis la victoire aux élections de novembre 1933. Il est clair que de nouvelles élections sont inévitables. Manuel Azaña part en campagne dès le printemps 1935. Le 20 mars 1935, il prononce un discours au Congrès des députés qui scelle sa rupture politique avec Alcalá Zamora. Il appelle à la dissolution des Cortes. Fin mai, lors d’un rassemblement à Valence, il défend les principes républicains et la nécessité d'une coalition entre les partis qui portent les mêmes valeurs que lui. Il réitère au stade de Comillas, près de Madrid :

« […] Je ne suis pas venu ici pour vous chanter des louanges […] Car vous ressentez dans vos propres corps, dans vos vies, dans vos libertés, le coup de fouet, le coup de bâton, parfois le coup de feu, de ceux qui persécutent le républicain juste parce qu'il est républicain. […] C'est que le mot et la condition de républicain sont devenus en Espagne, toujours sous la bannière républicaine, un prétexte pour la prison, pour l'exil, pour les coups, pour toutes sortes de dommages personnels, pour la liberté et pour la famille. […] C'est la réalité, […] sur ordre du gouvernement, cela se pratique dans tout le pays, de mettre un fusil sur la tempe d'un républicain et de lui dire : « Si tu ne cries pas, Mort à la République ! Je te tire dessus », […] Pourquoi ? Parce qu'il avait conspiré contre la monarchie de 1929. […] Je suis toujours parti de deux hypothèses : que personne n'essaierait d'anéantir la partie adverse […] et qu'il doit y avoir un esprit de continuité dans le régime républicain […] que ces hommes ont tout détruit, ouvrant un gouffre entre la droite et la gauche de la République espagnole. […] Nous ne refusons pas non plus, bien au contraire, une situation de tolérance et, comme on dit maintenant, de coexistence ; mais à quel sujet ? Au sujet de milliers de prisonniers et de morts ? De milliers d'injustices, d'humiliations et de pots-de-vin ? De milliers d'insultes et de violations de la loi ? De la subversion de la République ? Quelle coexistence ? La coexistence au sein du régime, de la justice, de la Constitution et du droit républicain ! Quand ils veulent ! A part ça, rien d’autre ! […] »

Dans ce discours, il prononce aussi des phrases prémonitoires :

« […] Aujourd’hui, toute l’Europe est un champ de bataille, entre la Démocratie et ses ennemis, et l’Espagne ne fait pas exception. Vous devez choisir entre la Démocratie avec toutes ses erreurs et la tyrannie avec toutes ses horreurs. […]


Extraits du discours de Manuel Azaña
Comillas, Madrid, 20 octobre 1935
Devant près de 400 000 personnes »

 L'une des premières conséquences de cet activisme est le rétablissement des relations politiques avec le socialiste Indalecio Prieto. De son côté, l’autre responsable socialiste, Francisco Largo Caballero, maintient son refus de toute coalition avec les républicains. Cependant, une crise gouvernementale qui semble précipiter l’arrivée à la présidence du conseil des ministres du chef de la CEDA, Gil-Robles, oblige Largo Caballero à rectifier le tir en novembre 1935. Il accepte la coalition proposée par Azaña, mais uniquement pour les élections et qui devrait inclure les syndicalistes, même les anarchistes, de même que les communistes. Cette coalition républicaine de gauche prend le nom de Frente Popular. En décembre 1935, pour empêcher le retour inexorable de la gauche aux commandes de l’Etat, le chef de la CEDA, Gil Robles, demande aux généraux qu’il a placé aux postes clés (Fanjul, Goded, Franco), de fomenter un soulèvement militaire pour obliger le pouvoir à déclarer l’état de guerre afin d’annuler les élections. Franco, chef d’état-major des armées, amorce les préparatifs mais il est désavoué par son ministre de tutelle et par le directeur de la garde civile. Pour Franco, ce n’est que partie remise.

Pendant la période du Front Populaire

Izquierda Republicana est l'une des principales formations du Front populaire. Au premier tour des élections du 16 février 1936, elle devient le troisième parti, derrière le Parti Socialiste (PSOE) et la Confédération espagnole des droites autonomes (CEDA). Le chef du gouvernement en fonction démissionne avant la tenue du second tour, effrayé par la présence d’une foule énorme dans les rues de tout le pays et autour des prisons, réclamant entre autres la libération immédiate des personnes incarcérées à la suite des événements révolutionnaires d’octobre 1934. Les socialistes refusent de former un gouvernement. Le président de la République, Alcalá-Zamora, désigne Manuel Azaña comme chef du nouveau gouvernement. Ce dernier écrit dans ses carnets que l’esprit de la loi n’est pas respecté. Il aurait dû être nommé après la réunion des Cortes, ce qui pour lui augure mal de la suite : « Une fois de plus, il faut faucher le blé alors qu’il est encore vert ». En ce qui concerne les troubles, Azaña note : « Nous allons connaître des émeutes quotidiennes. L’irritation du peuple va se tourner vers les églises et les couvents. Elle semble être financée par nos ennemis. » Le 20 février 1936, Azaña, dans une allocution radiodiffusée, réclame le retour au calme. Quelques semaines plus tard, il définira ainsi le programme du Font Populaire :

« Le Front populaire est ce qu'il est et ce que nous voulons qu'il soit. Il n’est pas ce que les autres veulent. Ce n'est pas la révolution sociale, ni l'œuvre d'intronisation du communisme en Espagne, non, ce n’est pas cela. C'est autre chose de plus simple, de plus linéaire, de plus immédiat et de plus réalisable : c'est la restauration de la République dans la constitution en vigueur et des partis républicains, avec lesquels nous l’avons instaurée, avec lesquels nous la défendons et sommes prêts à continuer à la défendre et à la créer chaque jour. »

Une des premières décisions du Front Populaire au pouvoir est la mise en disponibilité ou l’éloignement des généraux potentiellement factieux. Franco, envoyé aux Canaries, se considère dégradé, humilié et exilé. Le ressentiment de tout ce personnel militaire renforce leur volonté de participer à la future rébellion qui aura lieu à partir du 17 juillet 1936.

Sans attendre la mise en place des nouvelles Cortes et avec l’aide de celles élues en 1933, le gouvernement amnistie et fait libérer 30 000 prisonniers politiques enfermés depuis octobre 1934. Ensuite, il rétablit les relations avec la Catalogne en annulant la suspension du statut de la Généralité catalane et il suspend l'état d’urgence encore en vigueur. Il poursuit en rétablissant dans leurs fonctions les maires et conseillers municipaux de gauche suspendus durant la précédente législature.

A la vague de tensions et à la violence qui s’installe dans le pays, Azaña réagit, le 3 avril, en tentant de calmer les esprits devant les Cortes et le 15 avril, il présente son gouvernement, mais déjà il pense à la magistrature suprême, car la nouvelle majorité de gauche aux Cortes destitue le président de la République grâce à une interprétation discutable de la constitution. Le 30 avril, après le départ d'Alcalá-Zamora, Azaña se porte candidat à la présidence de la République au nom du Front Populaire. Il est élu président de la République le 10 mai 1936.

Le déclenchement de la guerre civile

Dans un contexte militaire conspirationniste et une forte mobilisation ouvrière et paysanne, Azaña propose le socialiste Indalecio Prieto au poste de chef du gouvernement. Devant l’opposition frontale de l’autre socialiste Largo Caballero, il confie la présidence du gouvernement à Santiago Casares Quiroga, sans la participation des socialistes. Quiroga ne prend pas la mesure du malaise régnant dans les villes et les campagnes espagnoles. A cause des effets de la crise économique qui ravage l’Europe et l’Espagne, le chômage est à son plus haut niveau depuis 1931.  La droite, qui n’a rien résolu sous son mandat, organise des troubles insurrectionnels et les attribue aux partis de gauche, ce qui n’est pas totalement faux. Ainsi, lorsque le coup d'État des généraux factieux a lieu les 17 et 18 juillet 1936, le gouvernement s'effondre presque immédiatement. Casares Quiroga démissionne dans l'après-midi du 18 juillet. Azaña charge le président des Cortes, Diego Martinez Barrio de former un gouvernement avec la Gauche républicaine, l'Union Républicaine et le Parti National Républicain. Les socialistes et les communistes sont encore absents.

Le 19 juillet, Martinez Barrio rencontre les généraux rebelles, Cabanellas et Mola, qui, malgré leur demi-échec, refusent de rentrer dans le rang. De l’autre côté, les socialistes, les anarcho-syndicalistes et les communistes rejettent le coup de force militaire et exigent des armes pour contrer le soulèvement. Ils refusent de reconnaître le nouveau gouvernement. Martinez Barrio démissionne le même jour. Lorsque Azaña consulte les partis, en vue d’un nouveau gouvernement, Largo Caballero subordonne la participation socialiste à la distribution d'armes aux syndicats et au renvoi de tous les militaires. Azaña confie la formation du gouvernement à son ami proche José Giral. Ce dernier forme un gouvernement exclusivement républicain et entreprend la distribution des armes. Ce faisant, il ôte au pouvoir légitime le contrôle de l’ordre public, ce qui conduit à des débordements violents dans le camp républicain, en réponse aux exactions sanglantes des factieux dans les zones qu’ils contrôlent.

Comme le conflit entre Républicains et fascistes est parti pour durer, le gouvernement légitime de la République demande l’assistance de la France. Léon Blum, à la tête du Front Populaire français depuis le 3 mai 1936, répond d’abord favorablement. Mais les prises de position hostiles d’hommes politiques comme Edouard Herriot et la « terreur rouge » en Espagne, montée en épingle par une campagne de presse virulente de la droite et de l’extrême droite, tétanisent Léon Blum. Parallèlement, la Grande-Bretagne fait savoir qu’elle ne soutient pas ce projet. Elle lorgne du côté de Berlin. Blum, conscient que son opinion publique est majoritairement pacifiste – traumatisée par la saignée de 1914-1918 –, craignant la perte de l’allié anglais, fait machine arrière et opte pour la non-intervention. C’est le coup de poignard dans le dos que beaucoup de Républicains espagnols ne lui pardonneront jamais.

Début août, apprenant que la France ne soutiendra pas la République par les armes, Azaña se convainc qu'il n'y a aucun moyen de gagner la guerre. Le 22 août, la prison Modelo de Madrid est prise d’assaut par des anarchistes de la CNT. Plusieurs personnalités politiques et militaires sont exécutées dont des amis d'Azaña. Après un moment de découragement, Azaña se retrouve à faire face à un nouveau défi : l’Espagne est en proie à l'indiscipline, à la fragmentation du pouvoir et au désir de vengeance des masses dont les revendications légitimes ne sont toujours pas satisfaites. Ce désordre général provoque une succession de gouvernements éphémères. Bien qu’hostile aux syndicats, qu'il considère comme les principaux responsables du chaos, Azaña nomme le chef de l'UGT, Largo Caballero, président du gouvernement. C’est un gouvernement de coalition qui réunit des socialistes, des républicains, des communistes et un membre du Parti National Vascon (PNV).

Début novembre 1936, devant le risque de voir Madrid coupée du reste de l’Espagne par les troupes rebelles, le gouvernement décide de quitter la capitale et de se transporter à Valence où se trouve déjà le président de la République. La perte des régions industrielles du Nord-Ouest nécessite de réorganiser la production du matériel militaire en Catalogne. Le gouvernement décide qu'Azaña se déplace de Valence à Barcelone pour stimuler l’effort de guerre. Avant de partir, il prononce un important discours à Valence le 21 janvier 1937, dans lequel il déclare :

« Nous faisons la guerre parce qu'ils la font contre nous ».

Début février 1937, les forces républicaines sont en situation d’échec. Pour Azaña, la seule manière de rétablir la situation consiste à écarter les syndicats du gouvernement et de revenir à une coalition entre républicains, socialistes et communistes. L'insurrection anarchiste de Barcelone en mai 1937 et la relative passivité de Largo Caballero, permet au président de la République de manœuvrer pour essayer d’écarter le chef du gouvernement, ce qu'il obtient grâce à la pression conjointe des socialistes et des communistes et à l'assentiment des républicains. Il nomme Juan Negrín parce qu’il pense qu’il est l’homme le plus apte à sortir de la guerre grâce à une médiation internationale. Mais cette stratégie se heurte à la vision des factieux et de leurs inspirateurs ecclésiastiques – soutenus par l’idéologie fasciste des Italiens et des Allemands –. Ils pensent la guerre comme une « croisade » chrétienne contre l’autre Espagne, assimilée à une anti-Espagne à la solde de Moscou. Pour les rebelles, cette croisade ne peut se terminer qu'avec la liquidation et l'extermination de l'adversaire.

Le 17 juillet 1937, Azaña prononce un discours à l'Université de Valence où il critique l’attitude du Royaume-Uni et de la France et où il ajoute au sujet du conflit espagnol :

« Nous devons, les uns et les autres, nous faire à l’idée, pour monstrueuse qu’elle soit, mais qui est inévitable, que des vingt-quatre millions d'Espagnols, quel que soit le nombre de victimes, il en restera toujours assez, et que ceux qui restent ont la nécessité et l’obligation de continuer à vivre ensemble pour que la nation ne périsse pas. »

La conquête du territoire entre le Sud Aragon et la mer Méditerranée par les troupes de Franco, en avril 1938, rompt la continuité territoriale de la zone républicaine. Azaña est maintenant certain que la victoire du camp républicain n’est plus possible. Pourtant, il imagine plusieurs stratégies pour tenter de sortir l’Espagne de la guerre. Toutes vont échouer et à chaque fois, il est à deux doigts de donner sa démission. Pourtant, il renonce en partie parce qu’il croit que seul le combat politique peut encore produire des résultats. Il est conforté en ce sens par Negrín, malgré leurs profonds désaccords. Negrín, lui, pense que la victoire est encore possible. Il ne se sépare pas des communistes comme le lui demande Azaña.

Azaña s’accroche désespérément à sa croyance dans une solution au conflit grâce à une médiation internationale. Il évoque cette idée, le 18 juillet 1938, lors du discours qu’il prononce, à Barcelone, intitulé « Paix, miséricorde et pardon » dans lequel il parle de réconciliation nationale dans l’espoir de préparer l'opinion publique à une cessation des combats.

« […] Chaque fois que les gouvernements de la République ont jugé opportun que je m’adresse à l’opinion générale du pays, je l’ai fait d’un point de vue intemporel, en laissant de côté les préoccupations les plus urgentes et quotidiennes, qui ne me concernent pas spécialement, pour parler des aspects essentiels de nos problèmes confrontés aux intérêts permanents de la nation. Malgré tout ce qui est fait pour la détruire, l’Espagne subsiste. Pour moi et dans une perspective beaucoup plus vaste, l’Espagne n’est pas divisée en deux zones séparées par la ligne de feu. Là où il y a un seul Espagnol ou un groupe d’Espagnols qui se sentent angoissés en pensant au salut du pays, là il y a un esprit et une volonté dont il faut tenir compte. Je parle pour tous, y compris ceux qui ne veulent pas entendre ce qu’on leur dit, y compris ceux qui, d’un côté ou de l’autre, le trouvent insupportable pour des motifs contradictoires.

C’est mon strict devoir de le faire ; un devoir qui n’est pas seulement le mien, certainement, mais qui domine et occupe toutes mes pensées. J’ajoute que cela ne me coûte aucun effort d’y satisfaire, bien au contraire. Après deux années pendant lesquelles toutes mes pensées politiques, comme les vôtres, tous mes sentiments de républicain, comme les vôtres, et mes espoirs de patriote, comme les vôtres également, se sont vu piétinés et déchirés par une entreprise atroce, je ne vais pas me transformer en ce que je n’ai jamais été, en un chef de bande obtus, fanatique et brutal. Il revient aux gouvernements de conduire la politique, de conduire la guerre. Ces gouvernements se constituent, restent en place ou tombent selon les aléas de leur chance ou de leur popularité, tels que les apprécient les organes responsables devant lesquels ils se présentent et par lesquels s’exprime l’opinion publique.
    En venant parler de la politique et de la guerre, du point de vue que j’ai indiqué et que j’ai l’obligation d’avoir, je me suis toujours efforcé d’affirmer des vérités qui étaient déjà telles avant la guerre, qui le sont aujourd’hui, comme elles continueront à l’être demain. Ces vérités, nous les avons certainement tous découvertes, chacun à notre manière. Les uns les ont découvertes par le pur raisonnement, les autres par les coups implacables de l’expérience. Ce qui importe, c’est d’avoir raison et, presque autant, en la faisant sienne, de savoir défendre la raison, car ce serait bien triste qu’en ayant raison, nous paraissions la perdre à force de paroles insensées et d’actes condamnables. Il est certain qu’à la longue la vérité et la justice s’ouvriront leur chemin, mais pour ouvrir ce chemin, il est indispensable que la vérité se décante et se purifie dans l’intimité de la conscience, qu’elle s’aiguise sous la lime d’un jugement indépendant et que la lumière se fasse avec le soutien et l’assurance de la responsabilité. J’ai toujours souhaité, je me suis toujours efforcé que tous y parviennent.

Malgré la guerre, chacun garde le droit d’exprimer publiquement son jugement, sauf sur les sujets où l’on pourrait perturber sciemment ce qui est du domaine exclusif des opérations de défense ; ainsi chacun apporte-t-il son grain de sable à la formation de l’opinion ; plus qu’un droit, c’est une impérieuse obligation pour tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, participent à la vie publique. C’est une obligation difficile à remplir : comment ne le serait-elle pas ? Je ne le sais que trop. Pour surmonter cette difficulté, on recommandera surtout, à titre d’hygiène morale, la pratique quotidienne d’actes de courage civique, moins dangereux que les actes de courage du combattant sur le champ de bataille, mais pas moins nécessaires à la conservation et au salut de la République. Pour faire part de mes conseils à l’opinion, ou plus exactement mettre l’opinion en mesure de savoir ce qui convient au pays, je n’ai jamais ménagé mon effort, et encore aujourd’hui. Je pense qu’en Espagne, amis et ennemis sont habitués à m’écouter comme un homme qui ne dit jamais le contraire de ce qu’il ressent, ou à ne pas m’écouter, pour la même raison.

En ayant rappelé cela, j’appelle en premier lieu votre attention sur un fait que vous connaissez tous. De toutes les phases par lesquelles est passé ce drame espagnol, celle qui prédomine aujourd’hui et s’impose à toutes les autres, c’est la phase internationale. Le drame espagnol a éclaté sous l’apparence d’un problème interne à l’Espagne, d’un gigantesque problème d’ordre public. Tous les gouvernements de la République se sont efforcés de le limiter à cela et de l’empêcher de s’étendre, et c’était déjà suffisant. Et la sincérité des volontés et des intentions de tous les gouvernements de la République ne peut être mise en doute, au moins pour la simple raison - s’il n’y en avait pas d’autre - que c’était dans leur intérêt ; car si le drame espagnol ne restait pas un conflit interne entre nous, il ne pouvait en advenir que des malheurs, des épreuves et des conflits plus grands encore. Mais l’attaque à main armée contre la République a vite révélé sa dimension internationale. Est-ce parce que certains groupes sociaux ou certaines forces politiques ou les forces armées de l’État se rebellaient contre le régime établi ? Non. Cette phase s’est ouverte parce que d’autres États européens, principalement l’Allemagne et l’Italie, sont venus résolument apporter leur aide en hommes et en matériel à ceux qui attaquaient violemment la République. Et pourquoi sont-ils venus ? […]»

Inlassablement, il cherche l’appui des démocraties occidentales. Il va jusqu’à proposer la tête de Negrín et la sortie des communistes contre la suspension des combats. Peine perdue, puisque les démocraties occidentales sont maintenant focalisées sur un accord possible avec Hitler et que, dans l’esprit de leurs dirigeants, la République espagnole est déjà passée par pertes et profits.

La défaite de la bataille de l'Èbre, en novembre 1938, précipite les événements. La crise gouvernementale est permanente. Le 13 janvier 1939, l’entourage d’Azaña lui conseille de quitter le territoire espagnol. Sur le chemin vers la France, il apprend que Barcelone est tombée aux mains des franquistes le 23 janvier. Le 28, Negrín et le chef d'état-major général Rojo lui soumettent un plan de reddition et un transfert des pouvoirs au profit des franquistes. Azaña demande à Negrín de consulter le gouvernement pour valider ce plan. A son retour, Negrín fait savoir à Azaña que le gouvernement a décidé de continuer le combat jusqu'au bout.

Persistant à croire qu’il est encore possible de traiter avec Franco, il insiste pour qu’une négociation soit menée avec le camp adverse afin d’obtenir un traitement humain des vaincus. Cette attitude tend à démontrer qu’il se refuse à comprendre la nature mortifère du fascisme et son caractère totalitaire, aux antipodes des compromis politiques propres aux démocraties. Negrín, plus réaliste quant aux intentions de Franco, refuse de négocier et conseille au président de la République de se réfugier à l’ambassade d’Espagne à Paris pour préparer son retour en Espagne, le moment venu.

Le 5 février 1939, comme 500 000 autres Espagnols, Azaña et sa famille, accompagnés de Negrín et de quelques autres personnalités républicaines, franchissent à pied la frontière française : c’est la Retirada. Le principe retenu par les Républicains est le retrait en terrain neutre pour se réorganiser et repartir au combat. Mais la France n’est pas disposée à accepter la présence d’une armée en déroute puisqu’elle prépare en coulisse la reconnaissance du régime de Franco. Ce seront les camps de concentration pour le peuple républicain et des conditions plus favorables pour certains responsables politiques.

La démission et la mort de Manuel Azaña

Le 25 février 1939, la France, avant même la fin officielle de la guerre, le 1er avril suivant, s’empresse de rétablir les relations diplomatiques avec le régime dictatorial de Franco. Elle dépêche comme ambassadeur auprès du dictateur, Pétain, qui lui trouve beaucoup de qualités. Le 27 février, Azaña envoie sa démission au président des Cortes. Faisant suite aux critiques acerbes de Negrín, lui reprochant de ne pas vouloir revenir en Espagne pour assurer la continuité de l’Etat Républicain et de l’assimiler à un quasi traitre, Azaña répète que l'illégitimité intrinsèque du nouveau régime face à la légitimité républicaine, repose non pas sur la survie des institutions en exil mais sur le fait d'avoir été élu par le peuple espagnol. Après quoi, il décide de se retirer de la scène politique.

Dans un article destiné à la presse, Azaña propose sa vision des faits à l’origine de la défaite :

·         La politique de non-intervention franco-britannique ;

·         L'ingérence de l'Union soviétique en Espagne ;

·        La nécessité qu'il devait résister, non pour gagner, comme le voulait Negrín, mais pour forcer l'ennemi à finir par négocier.

Pendant son exil en Haute-Savoie, Azaña est condamné par le régime franquiste. A l’aide de motifs fallacieux, il le déclare « ennemi de l'armée, de la religion et de la patrie, pervers sexuel, franc-maçon et marxiste ». Le régime de Vichy, désireux de se débarrasser des Républicains espagnols, le presse de quitter le territoire. Alors Negrín organise son départ vers le Mexique mais l’état de santé de Manuel Azaña se détériore gravement. Il est atteint d’une affection pulmonaire et cardiaque. Début décembre 1939, il se retrouve sur le bassin d’Arcachon, au Pyla-sur-Mer. L’occupation allemande du littoral atlantique en juin 1940 et les menaces réelles d’un enlèvement perpétré par les manœuvres conjuguées de la police française et des agents franquistes infiltrés en France, l’obligent à trouver refuge à la légation mexicaine repliée à Montauban. Il décède le 3 novembre 1940 des suites de nombreuses attaques cérébrales. Recouvert du drapeau mexicain, les autorités françaises ayant interdit le drapeau Républicain espagnol, son cercueil est accompagné par des milliers de Républicains espagnols, arborant des bouquets de fleurs aux trois couleurs républicaines espagnoles, jusqu’au cimetière de Montauban où il repose encore aujourd’hui.

Certains exégètes de l’œuvre politique de Manuel Azaña affirment que la constitution espagnole de 1978 est l’héritière de la pensée philosophique de ce personnage qui a marqué l’histoire espagnole du XXe siècle. En tout état de cause, Azaña n’est pas un idéologue mais un pragmatique, dans le bon sens du terme. Il a agi en fonction de l’analyse rationnelle et lucide des circonstances et des événements qu’il a traversés. Sa seule doctrine politique est fondée sur l’esprit de liberté : « La liberté ne rend pas les hommes heureux, elle les rend simplement des hommes ». Pour Azaña, cette liberté ne peut être garantie que par un Etat jacobin et régulateur. Il voit en lui le moyen de rendre justice au peuple, d’assurer son éducation, de le cultiver et de le protéger des dérives sectaires. Il a fini par se convaincre que la démocratie ne peut s’exprimer réellement qu’à travers un régime républicain et fédéraliste. En conséquence, malgré ses erreurs, les idées qu’il a émises et les actions politiques qu’il a commises peuvent servir d'inspiration pour analyser les nombreux problèmes de la démocratie espagnole d'aujourd'hui.

 

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