09-4 - Villeneuve - rue Federico Garcia Lorca


 

Ils ont assassiné un poète à Grenade

Né le 5 juin 1898 à Fuente Vaqueros, dans la province de Grenade, Federico García Lorca est le fils d’un propriétaire terrien aisé et d’une institutrice. Cette dernière suscite, chez le jeune Federico, un goût prononcé pour la littérature et l’art en général.

En 1909, la famille Garcia Lorca s'installe à Grenade. Federico suit des cours de piano qui révèlent en lui des aptitudes pour la musique, au point qu’il est d’abord connu comme pianiste. En 1914, il entreprend des études de philosophie et de lettres ainsi que de droit. Le café Alameda de Grenade est le lieu où l’étudiant rencontre de jeunes intellectuels qui attisent ses penchants littéraires. Ces années d’études sont mises à profit pour parcourir l’Andalousie et le reste de l’Espagne, jusqu’en Galice. Ces voyages lui permettent d’affuter son sens politique et son esthétisme qui transpirent dans son premier livre en prose publié en 1918, Impresiones y paisajes.

L’années suivante, un grand nombre de ses amis du café Alameda sont à Madrid. Federico Garcia Lorca réussit à convaincre sa famille de le laisser les rejoindre pour y poursuivre ses études. Il est aidé en cela par le professeur andalou et homme politique, socialiste et humaniste, Fernando de los Rios.

Hébergé à la résidence estudiantine de Madrid, il va se plonger dans une vie sociale et intellectuelle intenses. De 1919 à 1926, il côtoie des personnalités à la stature internationale et aussi diverses qu’Albert Einstein, John Maynard Keynes ou Marie Curie. Luis Buñuel, Rafael Alberti et Salvador Dali aiguillonnent les sens artistiques du jeune homme. Il devient l’ami de Juan Ramón Jiménez, lequel influence sa perception de la poésie. Cette période est prolifique en créations pour ce jeune auteur. Lorca publie Libro de poemas, compose ses premières Suites et crée entre autres pièces théâtrales, El Maleficio de la Mariposa. C’est une fable tirée d'un poème perdu qui devait faire partie du Libro de poemas. Le concept novateur où se mêlent l’amour et la mort dans le monde des insectes est un échec retentissant.

De passage à Grenade, en 1921, il entreprend une collaboration fructueuse avec le compositeur Manuel de Falla. Outre la musique, ils s’intéressent tous deux au Cante Jondo et au monde des marionnettes. En 1925, il se rend une première fois à Cadaqués chez son ami Salvador Dalí. L’influence croisée des deux hommes va profondément marquer la vie et l'œuvre des deux artistes. Ils explorent le domaine de compétence du vis-à-vis. Dali s’essaie à l’écriture et Lorca à la peinture. L’écrivain qualifie le peintre catalan « d’amour érotique » et publie Oda a Salvador Dali. Son homosexualité devient notoire lorsqu’il rencontre Emilio Aladrén.

En décembre 1927, plusieurs poètes espagnols se réunissent à Séville pour commémorer les trois cents ans de la mort de Luis de Góngora. Parmi eux, il y a Lorca. Ils constituent informellement ce que l’on appelle communément la « Génération de 27 ». Elle prétend fusionner la poésie traditionnelle avec les mouvements d'avant-garde. Les thèmes qu’elle traite sont la mort dans sa dimension tragique, l'amour comme essence de la vie, les préoccupations sociales comme l'injustice ou la misère… D’ailleurs, Lorca se qualifie de « poète des pauvres ».

Depuis 1924, la poésie « lorquienne » est à son zénith. Mais le poète vit une crise « existentielle » qui selon ses mots est la plus profonde de toute sa vie. Marqué par des événements particuliers dans sa vie personnelle comme l’échec de sa relation homosexuelle avec Emilio Aladrén, il l’est encore plus par les critiques qui l’enferment dans le champ de la poésie folkloriste et par les sévères remarques de Buñuel et de Dali à propos du Romancero gitano. Dans cette œuvre, qui mêle le récit et le lyrique, l’auteur fait usage de la métaphore et de la personnification d’objets inanimés. Elle baigne dans le monde des gitans. Les âmes grenadine et andalouse sont la source d’inspiration de cet ouvrage publié en 1927.

Pour tenter de rompre avec ses démons, Lorca accepte, en 1929, d’accompagner Fernando de los Ríos à New York. Plein de projets trottent alors dans sa tête avant qu’il ne découvre une ville qu’il assure être l'une des expériences les plus utiles qu’il ait connue. Il est surpris par les effets du capitalisme et le sort réservé aux Noirs. Il perçoit les États-Unis comme « une civilisation sans racines ». Il couche ses impressions dans le futur Poeta en Nueva York. Puis, il pousse vers la Havane où il se frotte à la culture et la musique cubaines avant de revenir à Madrid en juin 1930.

La proclamation de la IIe République, lui offre l’occasion de se lancer dans une nouvelle aventure : parcourir l’Espagne avec la compagnie théâtrale La Barraca qu’il co-fonde. Cette compagnie itinérante débute ses représentations le 10 juillet 1932 sous une pluie de critiques venant de la droite ultra conservatrice. Elle est considérée par cette dernière comme un instrument de propagande au service du gouvernement réformiste de la IIe République. Des groupuscules d’extrême droite vont jusqu’à saboter l’entreprise culturelle. Rien de surprenant quand on sait qu’une certaine Espagne veut s’accrocher à ses privilèges. Elle qui craint que le peuple asservi ne s’émancipe de sa tutelle grâce à la prise de conscience de son aliénation par le biais de la culture. Pendant que les uns crient au scandale, les autres - le peuple - apprécient les spectacles offerts par la Barraca. Le répertoire repose sur les œuvres du théâtre espagnol de l'âge d'or (Calderón de la Barca, Lope de Vega, Miguel de Cervantes).

Le succès argentin de la pièce Bodas de Sangre, conduit Garcia Lorca à effectuer un premier voyage en Amérique du Sud, en 1933. Cette pièce lui assure l’indépendance financière. De retour en Espagne, en 1934, son activité créatrice devient débordante. Parmi les œuvres marquantes, on peut citer Yerma, Doña Rosita la soltera, La casa de Bernarda Alba et Llanto d'Ignacio Sánchez Mejías.

Avec le retour de la droite aux affaires, après sa victoire aux élections législatives de novembre 1933, les choses se compliquent pour le poète andalou. La presse conservatrice se déchaîne à son encontre. Elle le désigne comme le vrai ennemi de l’Espagne éternelle au seul fait qu’il est homosexuel. Ses amitiés avec des hommes politiques comme le socialiste Fernando de los Rios ou des intellectuels comme le poète Rafael Alberti sont fustigées par cette même presse.

Aux législatives de février 1936, c’est la victoire du Frente Popular, grâce à l’union de toutes les forces de gauche. Mais la droite, la plus extrême, ne s’avoue pas vaincue. Depuis des années, elle prépare sa revanche. Au printemps 1936, elle fomente des troubles qui frisent l’insurrection. La violence politique qui règne à Madrid en ce début d’été, pousse Federico Garcia Lorca et sa famille à se réfugier à Grenade. Ils arrivent à destination trois jours avant le coup d’Etat des généraux factieux. Ils doivent demander l’hospitalité à un ami car il ne leur est pas possible de séjourner dans le domaine familial : deux des frères du poète sont d’éminents phalangistes. La situation, à Grenade, reste calme jusqu’à ce que la garnison militaire de la ville en prenne le contrôle au début du mois d’août. Aussitôt, ont lieu des vagues d’arrestations de personnes considérées comme des soutiens ou des sympathisants de la République. Malgré le fait qu’il connaisse personnellement le fondateur de la Phalange espagnole, José Antonio Primo de Rivera, le poète est visé au premier chef. Les phalangistes lui reprochent ses activités dans la troupe de théâtre La Barraca, ses signatures dans des manifestes antifascistes et sa collaboration avec des organisations telles que le Secours Rouge International. Lors de son interrogatoire par les sbires fascistes, il déclare être catholique, communiste, anarchiste, libertaire, traditionaliste et… monarchiste. Un fait est certain, il a la fibre sociale. C’est un humaniste et, impardonnable aux yeux de ses bourreaux, il est de surcroît homosexuel. De bonnes raisons pour l’éliminer et purger l’Espagne de la vermine rouge. Selon le « Glorieux Mouvement National » et la mission divine dont il se croit investi, il n’est pas permis aux intellectuels espagnols de vouloir sortir le peuple de la misère.

Queipo de Llano, général factieux et surnommé le « boucher de Séville », questionné sur le sort qu’il envisage pour le poète aurait déclaré : « Donnez-lui du café, beaucoup de café ».

A l’aube du 18 août 1936, sur la route de Víznar à Alfacar dans les environs de Grenade, Federico Garcia Lorca, en compagnie de l’instituteur Dióscoro Galindo et de deux banderilleros anarchistes, Francisco Galadí et Joaquín Arcolas, est abattu par les fascistes. A ce jour, son corps n'a pas encore été retrouvé officiellement.

Un poète tourmenté par sa propre mort ?

Dans l’œuvre du poète andalou, rares sont les poèmes ou les pièces de théâtre dans lesquels la mort est absente. Certains d’entre eux contiennent des passages qui semblent prémonitoires. Avec les surprenants derniers vers du poème « Fábula y rueda de los tres amigos », Lorca pourrait prédire sa propre mort :

Cuando se hundieron las formas puras
bajo el cri de las margaritas,
comprendí que me habían asesinado.
Recorrieron los cafés y los cementerios y las iglesias,
abrieron los toneles y los armarios,
destrozaron tres esqueletos para arrancar sus dientes de oro.
Ya no me encontraron.
¿No me encontraron?
No. No me encontraron.
Pero se supo que la sexta luna huyó torrente arriba,
y que el mar recordó ¡de pronto!
los nombres de todos sus ahogados
.”

Curieuse coïncidence entre le fait que Lorca a été assassiné en compagnie de trois autres républicains et que leurs corps restent introuvables.

Une réplique dans la pièce de théâtre « Así que pasen cinco años » est tout aussi énigmatique : “AMIGO 2. […] En cambio, dentro de cuatro o cinco años existe un pozo en el que
caeremos todos.”. Il est curieux de constater que cette pièce, intitulée « Alors que cinq ans ont passé », est datée par le poète du 19 août 1931, soit cinq ans, à un jour près, de la date de sa propre mort.

Pur hasard pour un esprit rationnel ? Peut-être. Mais le monde intérieur de ce poète n’est certainement pas celui du commun des mortels. Lui, si sensible, comment a-t-il vécu ses derniers instants ? Lui si différent de cette Espagne qui méprisait la mort au point que le général José Millán-Astray put hurler « ¡Viva la muerte! » lors du discours de Miguel de Unamuno, le 12 octobre 1936, dans un amphithéâtre de l’université de Salamanque. Combien le poète a-t-il pu souffrir sous la torture que n’ont pas manqué de lui infliger les barbares phalangistes ? Lui qui se comparait au ver luisant attendant dans l’herbe le pas du passant pour être écrasé.

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